Dans un vlog lumineux, Un Monde Riant fait le constat que le travail des sceptiques échoue à convaincre, et met en cause notre incapacité à sortir du martelage de « faits scientifiques » pour vraiment comprendre les arguments des personnes avec lesquelles on n’est pas d’accord et pour vraiment répondre à leurs préoccupations. Il termine sa vidéo en disant « je ne sais pas encore comment faire ». Je pense que cet article est à lire si vous partagez son constat et son amertume.
En effet, cette question de convaincre ou non, pour moi elle est liée à nos postures. Or, Il se trouve que mon taf IRL, c’est entre autres d’enseigner comment faire ça, comment communiquer des connaissances scientifiques pour permettre des meilleurs choix de société et des comportements plus sécuritaires (il se trouve que la recherche africaine à une expérience bien plus poussée de la chose, c’est dans ce contexte que j’ai été formée, et ça a vraiment chahuté ma manière d’aborder mon rapport aux sciences), alors je vais tenter de partager un peu mon expérience du sujet.
Bonne lecture
Comment convaincre ? Chacun sa méthode ? Certains vont en rentre-dedans frontal, d’autres utilisent ce qu’ils appellent « entretien épistémique ». Ces deux méthodes ne me satisfont pas, car elles partent du principe qu’on sait, et que l’autre ignore. Au delà du problème éthique que cela pose, pour convaincre, il va falloir commencer par prendre les arguments du camp d’en face au sérieux. C’est ce qu’on appelle « humilité épistémique ». Il n’y a que cette étape qui permette d’intégrer les arguments dudit « camp » à sa compréhension du sujet, et donc d’y répondre adéquatement.
Comment faire ça, alors ? Déjà, quand je dis « intégrer les arguments à ma compréhension du sujet », sachez qu’il ne s’agit pas de faire un « juste milieu » barbare des idées, vraiment pas. Je vais essayer de l’illustrer par deux exemples. Un exemple pas tellement politique, tiré de mon expérience d’enseignement de la transdisciplinarité (je parcours depuis une dizaine d’années des universités et centres de recherche pour organiser et co-dispenser cette formation avec des collègues de disciplines diverses, auprès de chercheurs de disciplines non moins diverses), et quelques autres exemples plus politiques (on pourra repartir sur les OGMs, à la limite).
Cas pratique : qu’est ce qui cause le paludisme ?
Bon, ces dernières années, ma thématique de recherche principale, c’est la transmission du paludisme, en lien avec l’évolution des moustiques. Du coup, dans mes cours sur la transdisciplinarité, j’ai tendance à reprendre un exemple qui m’a marquée, quand j’ai commencé à apprendre ce que c’était que la transdisciplinarité, et que j’étais moi-même formée par mes collègues sociologues ivoiriens et camerounais ayant été formés par encore d’autres gens (que serions nous sans les autres, hein).
Prenez 3 secondes, et posez-vous la question : qu’est ce qui cause le palu ?
Ok. La première réponse qui vous vient probablement, c’est « moustique ». D’autres auront pensé « Plasmodium », peut-être. C’est ce qui me vient en premier aussi. J’ai posé la question à un homme médecin blanc français 2020 (c’est la liste des qualificatifs qu’il s’est attribués), il a répondu :
– moustique anophèle (piqûre + parasite protozoaire plasmodium)
– zone endémique (voyage à l’étranger)
– moustiquaire (absence)
– répulsifs et insecticides (absence)
– antipaludéen préventif (absence)
– drépanocytose (absence)
– HbS (absence)
– Et bien d’autres…
Donc, quand j’ai été formée à la transdisciplinarité, j’ai appris d’un sociologue que pour de nombreux ivoiriens, une des premières réponses qui est donnée c’est « le soleil ». Intriguée, j’ai posé la question à la nounou de ma fille, sénégalaise, j’ai dit « on m’a dit que beaucoup d’ivoiriens pensent que le soleil cause le palu », elle me répond « oui, ici aussi on pense ça ! ». Bon. Comment on va convaincre des personnes d’utiliser des moustiquaires si elles pensent que la cause du palu, c’est le soleil ? Dites-moi : comment ?
En tant que scientifique blanc, on a déjà une explication au palu, ça va bien quoi, pas besoin du soleil. On a envie de clore la question : ces gens ont une croyance, le soleil ne cause pas le palu enfin, ils ont tort. On va leur dire qu’ils ont tort. Le palu, c’est le moustique, point barre. Ça, c’est ce que font beaucoup, beaucoup de gens dans les milieux, disons,rationalistes: on identifie des croyances, on ne cherche pas à comprendre, on « sait », c’est faux. On boucle l’affaire.
Mais ce que m’a appris la transdisciplinarité, c’est de prendre les hypothèses de ce genre au sérieux. Avais-je consulté la littérature, pour savoir s’il y a un effet du soleil sur le palu ? Que nenni. Alors je vais voir la littérature. Et je trouve quoi ? Rien du tout. Aucune étude. Nada. Personne n’a regardé.
Du coup, je commence à utiliser cet exemple dans mon cours, en parlant aussi, au passage, de la nécessité de diversifier les profils des chercheurs, et la nécessité aussi, que les décisions clefs, soient prises par une diversité de chercheurs. Un chercheur blanc qui vit en Europe ne prendra jamais une telle hypothèse au sérieux. Il n’écrira pas un projet pour l’investiguer. Il ne financera pas un projet pour la tester. Mais un-e chercheur-euse qui a grandit là, qui, enfant, a « appris » que le soleil, ça cause le palu… qui, par un « biais de confirmation » (Qui a tellement peu la côte, et pourtant, sérieux, quel chercheur explorerait une hypothèse sans y avoir cru au départ pour des mauvaises raison ? Ca n’existe pas, en fait), aura observé un palu après que untel ait passé la journée au champ. Cette personne, il lui faudra des données, parce qu’elle lui donne une chance, elle, à cette hypothèse. Alors elle va chercher.
Dans chacun de mes cours, j’ai parlé de cet exemple, et j’ai entendu des (pas tous, mais des) chercheurs exprimer (avec gêne, et c’est bien dommage), qu’ils y croient un peu quand même. Et j’ai demandé : comment pourrait-on expliquer cette idée que le soleil cause le palu ? Et comme je l’ai posée à plein de spécialistes différents, j’ai eu plein de réponses. Les médecins : peut-être que la personne a un palu asymptomatique, et quand elle bosse au champ et s’épuise, son immunité craque, et ça déclenche une crise. Les parasitologues : peut-être que le parasite est sensible à la température, et que lorsqu’il fait chaud, l’infection de l’humain/ du moustique, est plus probable. Les écologues : peut-être que lorsqu’il fait chaud, ça correspond à la saison des pluies, et du coup il y a plus de moustiques, et plus de chances d’avoir le palu. Les linguistes : mais enfin, paludisme… dans la langue locale, ça veut dire fièvre en fait. Ah ok, en fait, dans ce « palu » il y a le palu des scientifiques, mais aussi… l’insolation.
C’est ça, prendre une idée au sérieux. C’est chercher toutes les manières dont la conception de la personne en face peut différer de la nôtre… parce que sa réalité immédiate lui donne accès à cette description-là du monde. Et cette description n’est pas fausse. Elle n’est pas encore cohérente avec notre description et interprétation du monde. Mais elle n’est pas fausse.
Imaginons que j’aille voir la personne qui a cette idée que le soleil cause le palu, et pour qui palu, dans sa langue, veut dire fièvre. Je lui dis : « Ok, alors on n’a pas la même définition. Ce que toi tu appelles palu, c’est ci. Ce que moi j’appelle palu, c’est ça ». Notez : on n’impose pas sa définition en mode t’as tort j’ai raison, par contre, hein, on s’en fout du sens des dicos, ce qui compte ce sont les usages, et l’usage de cette personne est valide, il lui permet de se comprendre dans sa communauté. Donc, on pose juste le fait qu’il y a plusieurs définitions, palu1 la sienne, palu2 celle du scientifique, et qu’elles ne se recouvrent pas totalement, ou que palu2 est un des morceaux de palu1, et que, de ce qu’on sait de palu2, il n’y a pas d’effet du soleil dessus. Que croyez-vous que la personne va dire ? Elle va dire : « Aaah ok. Ben c’est ton palu, c’est toi qui sais. Ca marche, je vais ptet utiliser la moustiquaire alors ». Voilà, j’ai fait sens, ma description du monde est devenue compatible avec la description du monde de la personne en face.
À noter, en sciences, on dit souvent « avant de chercher à expliquer un phénomène, il faut prouver qu’il y en a un ». Là, j’aurais pu faire une étude épidémio, je ne sais pas, suivre une cohorte de gens qui bossent au soleil, et une autre de gens qui ne bossent pas au soleil, et à la fin, je regarde s’il y a un effet ou pas. Mais ce test ne permet de tester qu’une seule des explications ci-dessus (celle du médecin). Il loupe toutes les autres explorations. Donc non, il faut d’abord chercher les explications théoriques, et les protocoles qui vont permettre de les tester, ceux-ci découlent nécessairement des explications qu’on va lister.
Peut-être que plusieurs des hypothèses précédentes sont simultanément vraies. Mais on va devoir les explorer une par une, parce que si on vient dire à la personne « tu as tort, le soleil ne cause pas le palu » alors que ça contredit directement son expérience et qu’on a exploré aucune hypothèse pour tenter d’intégrer cette expérience à une nouvelle interprétation du monde qui fasse sens… on va juste échouer à la convaincre. Et on va échouer, surtout, à la convaincre d’utiliser la moustiquaire. Parce que sérieux, c’est chiant, les moustiquaires, alors il faut au minimum quelqu’un qui prend au sérieux mes observations directes du monde et me donne une explication qui intègre cette observation que j’ai faite, pour me convaincre de faire avec.
En attendant les données, vu que personne n’a encore cherché… on peut au moins présenter ces différentes hypothèses, et si ça se trouve, ça suffira pour que la personne voit qu’on n’est pas si hors-sol qu’on en a l’air, et donc, un peu dignes de confiance. Peut être que simplement avec ces hypothèses, on pourra commencer à convaincre.
Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’autrice, publié originellement sur Ce n’est qu’une théorie
Laisser un commentaire