Depuis le début de la pandémie du COVID-19 plusieurs mesures ont été prises en vue de réduire le nombre de victimes du virus, dont la plus importante est celle du confinement, généralement partiel, de la population. Ces mesures ont été critiquées avant d’être mises en place, avec le risque que les remèdes soient pires que le mal. On pouvait donc avoir peur que le confinement cause plus de dommages qu’il n’en empêchait. On peut d’ailleurs interpréter la frilosité de plusieurs gouvernements à mettre en place des mesures précoces de confinement – qui auraient certainement sauvé des vies – du fait que le confinement risquait de heurter l’économie. Au moment où, en France, le relâchement du confinement a été annoncé pour le 11 mai, certaines de ces critiques reprennent de la voix. Le prolongement du confinement au-delà de cette date serait plus dangereux que le retour progressif à la normal, sous peine d’occasionner des dommages considérables du fait d’une économie ralentie.
Le cœur de cet argumentaire est donc qu’il existe un trade-off, c’est-à-dire en français ce qu’on peut traduire, de façon légèrement inadéquate, par un compromis, entre différentes valeurs, ici la vie des individus, et de l’autre les dommages qui sont la conséquence de la crise économique potentielle qui surviendra après le confinement, du fait d’une baisse de la consommation des ménages, donc de la demande et de la fermeture contrainte de plusieurs établissements et donc d’une baisse de l’offre 1. Ce trade-off stipule que la vie d’individus ne doit pas être favorisée à tout prix face à d’autres valeurs, mais qu’il existe un taux de substitution, à partir duquel il est préférable de laisser des personnes mourir plutôt que de sacrifier d’autres valeurs. Ces considérations supposent donc une quantification des valeurs.
Notons immédiatement que cet argumentaire moral semble se rapprocher de certaines de nos intuitions. Il nous semble en effet parfois pertinent de sacrifier une valeur à laquelle on tient beaucoup, pour favoriser d’autres valeurs. Si je tiens par exemple particulièrement à la vérité je peux accepter de mentir lorsque je dois protéger un ami. De façon plus extrême certains sont même capables de sacrifier leur propre vie pour d’autres personnes ou pour des idéaux. Mais nous ne sommes pas obligés de faire appel à des exemples si particulier. On peut considérer que notre vie ordinaire est pleine de ces moments de délibérations évaluant l’importance relative de nos valeurs. Le problème étant que ce changement dans la hiérarchisation pratique de nos valeurs renvoie à un état individuel, alors que l’argumentaire plus général prétend établir la hiérarchisation des options et des valeurs de façon collective, ce qui complexifie très largement le problème. Sur quelles bases décider, pour tous et non plus seulement pour moi-même, ce qui est bon ?
L’argumentaire que je vise ainsi est donc l’argument selon lequel il est non seulement compréhensible mais souhaitable de laisser mourir quelques personnes pour que l’économie reprenne, car la somme des dommages créés par la mort de quelques individus ne suppose pas l’arrêt complet de l’économie. On retrouve cet argument fait explicitement par des économistes professionnels 2 dans la continuité d’un standard de l’analyse coût bénéfice, mais aussi plus largement, et plus insidieusement, dans un large spectre du discours politique et éditorial 3. 4
L’utilitarisme et le problème de la comparaison intersubjective
Le sous-bassement de cet argumentaire est un positionnement utilitariste, c’est-à-dire la théorie philosophique qui soutient que le choix moralement bon à réaliser est celui qui occasionne le plus de bonheur, considéré généralement comme la somme des plaisirs, ce que les utilitaristes modernes ont simplement appelé utilité. Il existe diverses formes d’utilitarisme, parfois contradictoires entre elles, aussi je ne proposerai pas un survol fastidieux des théories utilitaristes diverses 5 mais je me concentrerai sur une version restreinte de l’utilitarisme, à savoir celle qui considère qu’il est possible de faire ce trade-off en termes de valeurs monétaires. Cette version semble être en effet au cœur de l’argumentaire du trade-off, en ce qu’il garantirait un étalon de mesure entre les différentes valeurs prises en considération. Cet utilitarisme est incarné aujourd’hui par le calcul coût-bénéfice, illustré notamment par l’influent philosophe et juriste américain Cass Sunstein, qui a pu soutenir, dans The Cost-Benefit Revolution (2018) les bienfaits de ce type d’approche, menée à partir d’un étalon monétaire permettant de comparer les différents outcomes (résultats) de choix.
Cet utilitarisme particulier, illustré par une forme d’analyse coût-bénéfice, répond à certains problèmes classiques de l’utilitarisme. En effet un des problèmes de l’utilitarisme est celui de la comparaison d’utilité. Si ce qu’on doit chercher à maximiser, c’est-à-dire à rendre le plus grand possible, est l’utilité des individus, alors il faut, pouvoir déterminer quel est l’acte moral qui produit effectivement le plus d’utilité comme conséquence. Or, si certains utilitaristes, comme Bentham ou Edgeworth, ont profondément cru à une échelle physiologique de mesure de l’utilité (l’util pour Edgeworth), cet espoir a depuis été abandonné. Nous n’avons donc pas de base sur laquelle mener des comparaisons interpersonnelles d’utilité, et donc savoir qui retire le plus de plaisir d’une mesure. Prenons deux actions, l’une consistant en une meilleure distribution des richesses (A), l’autre consistant à ne rien faire, voire à réduire la distribution (B). Il est impossible de dire si l’option A est meilleure que B et inversement car nous ne pouvons avoir de base objective sur laquelle comparer l’accroissement d’utilité occasionné chez les personnes recevant plus d’argent vis-à-vis du dommage occasionné à ceux qui en perdent du fait d’une taxation plus importante 6.
Néanmoins les utilitaristes n’abandonnent pas l’analyse coût-bénéfice pour autant. Il est en effet possible de mener cette analyse si on se dote d’un étalon de mesure permettant de comparer objectivement. La monnaie a pu faire office de moyen par lequel mener des comparaisons sans tomber dans les affres d’une recherche d’un fondement psychologique objectif de l’utilité. On peut ainsi dire que le confinement coûte plus cher que ce que le virus coûterait en termes de vie en exprimant ces coûts en monnaie et en les comparant.
Lorsqu’on exprime que les bénéfices économiques du déconfinement seront supérieurs aux coûts du confinement, exprimé en nombre de vies sauvées, nous nous positionnons donc dans cette perspective qui consiste dans le fait de considérer qu’il y a un trade-off possible, exprimable, au moins virtuellement, dans un étalon de mesure monétaire. On considère alors qu’il est bénéfique de sacrifier des vies pour sauver l’économie d’un pays.
De la difficulté de déterminer les coûts
Comme l’a illustré l’auteure du blog Ce n’est qu’une théorie dans son article « Le Paquebot coule, que faire ? » un autre problème classique de l’utilitarisme découle de la délimitation de ce qu’on doit prendre en compte comme un coût. Quels coûts faut-il prendre en compte dans les deux situations ?
Pour la situation de confinement il faut en effet prendre en compte une multitude de coûts : le ralentissement économique n’est qu’un item d’une longue liste, composée de l’augmentation des violences au domicile, majoritairement contre les femmes et les enfants, la détresse psychologique d’individus cloisonnés chez eux, etc. Les bénéfices sont eux relativement clairs, à savoir le ralentissement, et sur le long terme espérons l’arrêt, de la pandémie. A ces bénéfices recherchés il faut ajouter d’éventuels bénéfices indirects, tel que la baisse de la pollution.
Pour un déconfinement plus ou moins progressif les coûts sont les vies de certains individus du fait de la reprise ou de la continuation de la pandémie, et les bénéfices sont relatifs aux coûts de la situation de confinement, déjà énoncés plus haut.
On voit immédiatement qu’en réduisant la situation à un choix entre vies humaines et économie les modalités sont restreintes. Mais d’autre part il faut ajouter que le choix ici est en situation d’incertitude, à savoir que nous ne nous trouvons pas, au moment où j’écris ces lignes, en possession de connaissances certaines sur l’évolution future du virus et sur son évolution dans la situation où nous adopterions des mesures relâchant le confinement. Dans les situations semblables nous adoptons usuellement un raisonnement probabiliste, pour calculer ce que les utilitaristes modernes appellent l’utilité espérée, qui est égale à la valeur attribuée à un événement multipliée par sa probabilité (par exemple 100 euros avec une probabilité de 0.5 est égal à une utilité espérée de 50 euros 7). Or, dans un cas de pandémie même un cas peu probable (mettons 0.01, ce qui correspond à 1%) peut avoir une utilité espérée suffisante pour faire adopter ce qu’on appelle une stratégie du minimax, à savoir qui cherche à faire en sorte de prendre des décisions de façon à minimiser les effets du pire cas possible. En effet les situations pandémiques sont des cas où les coûts associés à des mondes possibles caractérisés par des probabilités faibles (par exemple notre 0.01), peuvent rendre cette (dés)utilité espérée gigantesque. Imaginons par exemple un cas de reprise de l’économie qui rapporte 10 milliards à la France (les chiffres sont totalement fictifs, ils ne sont pas vraiment importants pour comprendre l’exemple), avec une certitude de 0.9, nous avons alors une utilité espérée de la reprise de l’économie qui est égale à 9 milliards. Si la pire situation à 0.01 produit elle 1000 milliards de dommages nous avons une (dés)utilité espérée à 10 milliards de dollars, donc il faut faire en sorte d’éviter la pire situation plutôt que d’essayer de réaliser la plus probable. Ceci est un exemple de ce que peuvent produire les cas peu probables mais avec des coûts extrêmement importants8.
Ce que prétendent faire les personnes qui tiennent l’argument incriminé dans ce billet c’est de mener ce calcul en montrant que l’économie est plus importante que des vies. Le petit exemple virtuel du paragraphe précédent montre uniquement que, comme pour les choix utilitaristes en général, en fonction de ce qu’on prend en compte ou non dans le calcul, et de la façon dont on attribue des valeurs, le calcul peut mener à des conclusions bien différentes. La façon dont est construite l’analyse coût-bénéfice est fonction des sélections opérées relativement à ce qu’on intègre comme des coûts et des bénéfices. Mais mon but n’est pas de discuter la façon dont on construit une analyse coût-bénéfice, mais d’en interroger la pertinence même dans le cas d’une comparaison entre valeurs économiques et vie humaine.
Cet argumentaire possède-t-il un fondement normatif ?
Qu’est-ce qui pourrait nous convaincre que ce type de comparaisons, ayant pour corollaire la possibilité d’un trade-off, est non seulement possible mais aussi et surtout souhaitable ?
Pour que celle-ci soit possible il faut pouvoir évaluer la valeur d’une vie en équivalent monétaire. Cela signifie non pas de passer par une demande à un individu du montant auquel il estime sa vie, chacun donnerait un prix énorme à sa propre vie ou refuserait de répondre, mais de passer par des évaluations externes. Pour déterminer cela on peut passer par une détermination de la valeur statistique d’une vie, à savoir combien chaque individu est prêt à payer pour assurer sa propre sécurité, combien il investit dans une mutuelle, pour sa santé le long de sa vie, quel salaire chaque personne est prête à accepter pour un métier dangereux 9, bref combien chacun est prêt pour réduire le risque de mourir. On aboutirait empiriquement à des résultats bien différents. Bien évidemment la conclusion d’un tel raisonnement serait que les personnes aisées ont une vie qui a bien plus de valeur que celle des personnes non aisées, car les personnes avec des moyens sont capables d’investir plus d’argent pour maintenir leur existence et ont de meilleurs salaires, comprenant généralement moins de risques. Un corollaire de ce type de comparaison est donc le suivant : les vies humaines n’ont pas la même valeur, et la vie des personnes riches est plus importante. Cela ne devrait étonner personne car la comparaison monétaire avantage les personnes aisées à la fois directement – ils sont prêts à payer davantage pour leur vie – et indirectement – étant riches ils possèdent généralement des facteurs de production
On voit donc que loin d’être un critère objectif de comparaison cet argument du trade-off entre valeur d’une vie et reprise économique est en réalité fondé sur un point de vue normatif légitimant les inégalités. A ce niveau rien n’empêche, puisque l’on peut tuer une personne – surtout s’il s’agit d’une personne âgée car elle n’est plus productive et donc ne participe moins à la richesse – pour sauver l’économie, d’en exploiter d’autres tout en faisant courir les risques d’un mal – notamment ceux qui ne sont pas aisés.
La légitimité d’un tel principe de comparaison en termes monétaires ne peut se fonder que sur l’idée que l’accroissement de richesse est bénéfique pour l’ensemble de la population, et donc qu’il faut accepter un potentiel sacrifice passé pour un plus grand bien futur. L’accroissement de la richesse calculée en monnaie n’est certes pas identique à la promotion des intérêts de tous immédiatement mais, sur le long terme, elle doit favoriser y compris les plus défavorisés. Or cet argument indirect, qui ressemble fort au très contesté et peu scientifique principe du ruissellement, demande lui-même une démonstration qui lui est propre. Une discussion plus avant de cette justification nous entraînerait trop loin pour ce billet.
Mais ici le lecteur pourra objecter qu’il est tout à fait possible de défendre l’argumentaire général d’un trade-off sans pour autant accepter l’idée d’une inégalité dans la valeur des vies humaines. Il faudrait accepter que n’importe qui puisse mourir, quitte à ce que cela augmente les gains futurs. Dans cette variante de l’argument – admettons ici qu’elle puisse correspondre à la situation actuelle, ce qui n’apparaît pas être le cas pratiquement – nous avons donc une justification du fait de laisser mourir (et donc de tuer)10 quelqu’un si et seulement si la mort de cette personne permet d’occasionner un gain, exprimable monétairement, plus important. Or il faut bien remarquer que cette comparaison ne peut avoir de sens que si on fixe une valeur à la vie humaine. Pour éviter la conclusion malencontreuse d’une inégalité des valeurs de la vie humaine on peut donc énoncer une valeur identique. Par exemple 100 000 euros pour toutes les vies. Cela signifie ainsi que nous pouvons tuer une personne si la situation qui est la conséquence de notre choix produit plus de 100 000 euros, inversement il faudrait accepter qu’on puisse dépenser jusqu’à 100 000 euros pour chaque individu (par exemple pour empêcher des migrants de mourir dans la méditerranée). Or dans cette situation on verrait qu’il y a également un nombre de cas problématiques qui émergent. Une simple expérience de pensée suffit pour montrer l’indigence de cette conception. Prenons le cas de Bob. Bob a dans son entreprise cinq salariés qu’il fait travailler énormément, en leur faisant peser un risque de mourir important du fait d’un surtravail (mettons un risque de 0.2 par an). Cela signifie que Bob tue, virtuellement, une personne par an, et donc occasionne une perte de 100 000 euros par an à la société. Néanmoins l’activité de Bob, en considérant qu’il est le propriétaire exclusif de l’activité produite par les salariés, produit 150 000 euros par an de bénéfice pur, et donc est considérée comme positive vis-à-vis de son apport social puisqu’elle produit 50 000 de surplus. Nous avons donc autorisé Bob à tuer une personne par an si ses bénéfices sont suffisants pour compenser la perte.
Nous sommes donc amenés à considérer qu’il n’existe pas de droits inaliénables des individus sur eux-mêmes en vertu de ce principe, qui conduit toujours, y compris dans sa forme « faible », à savoir celle qui ne distingue pas des valeurs de la vie humaine, à une valorisation des individus – ou des entreprises – susceptibles de créer de la richesse.
Remarques conclusives : choix neutres et valeurs politiques
Ce billet (qui commence à être long), avait une finalité, au-delà de nous faire réfléchir sur le cas pratique du déconfinement et des fondements normatifs de l’argumentaire portant sur le trade-off entre vie humaine et valeur monétaire. Ces petits exemples nous incitent avant tout à nous interroger sur la nature du « choix » qui nous est présenté, et de la façon dont l’expertise est construite. J’avais commencé le billet en mentionnant qu’intuitivement nous opérons tous des hiérarchisations de principes en fonction des situations. Quoique puissent penser certains moralistes une conception strictement a priori de la morale conduit à des absurdités pratiques. Nous considérons toujours ce qui est le mieux en fonction des circonstances. Mais il y a une grande différence entre ordonner soi-même ses valeurs au moyen d’une délibération interne et ordonner les valeurs de la collectivité en vertu d’un point de vue surplombant qui prétend à l’objectivité. Dans un cas nous décidons pour nous-mêmes, dans le second nous décidons pour les autres.
Non seulement l’incertitude d’une situation, surtout dans les cas où les éventualités extrêmes ont des coûts associés très importants, rend la situation actuelle très difficile à juger, mais cela d’autres l’ont déjà dit mieux que moi ; mais surtout l’étendue de ce qu’une analyse coût-bénéfice, et plus largement une expertise, classe comme l’ensemble des coûts à prendre en compte et des bénéfices à prendre en compte est composé d’une série de choix politiques. Plus encore ces choix sont parfois fondés sur des critères aux implications normatives inacceptables, telles que celle que j’ai illustré plus haut. Toute tentative de décider de la hiérarchisation des valeurs de la société dans son ensemble au nom d’autrui n’est pas un raisonnement instrumental, comme prétend l’être l’expertise, mais un raisonnement sur les fins que doivent viser les communautés humaines. On remplace ainsi la délibération collective par une prétendue expertise.
Sur ce point comme sur d’autres la forme de l’expertise neutre ne doit pas cacher la nécessité d’une délibération collective sur les fins visées par la société humaine 11
Je tiens à remercier celles et ceux qui ont relu cet article, notamment Etienne, Gaël, Ce n’est qu’une théorie, Stéphane, Arnauld, Antoine, Sylvain, Antoine, Iac et Phil.
- Je ne veux pas dans cet article m’appesantir sur l’explication strictement économique de la crise, qui n’est pas le cœur de mon propos.
- Par exemple ici, ou on apprend que le prix de la vie humaine est estimé à 3 millions d’euros https://voxeu.org/article/some-micromacro-insights-economics-coronavirus-part-2?fbclid=IwAR2eCPFF7F6smNUHhQ0GQuy4fHv9WlOTcs04e54035tn-rj4WD0JWIAx-i8
- Par Cristophe Barbier, qui relaye Nicolas Baverez, selon qui les « coûts du confinement sont supérieurs aux bénéfices », https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/l-edito-de-christophe-barbier-ceux-qui-appellent-a-la-reprise-2004-1240521.html
- Il faut noter ici que l’argumentation qui suit ne réfute pas toutes les possibilités d’analyse coût-bénéfice, notamment lorsqu’il s’agit de comparer le bilan en terme de vie pour les différentes options. Pour discuter ces positions plus largement il faudrait d’autres arguments que ceux que je vais développer. Néanmoins il me semble important de partir sur les bases saine d’une critique de la quantification monétaire des valeurs y compris pour discuter des autres analyses coût-bénéfice, pour éviter les écueils que je présente par la suite.
- Pour les lecteurs curieux, on peut mettre en tension l’utilitarisme de Bentham et celui de Mill, le premier étant qualifié d’hédoniste alors que le second introduit des considérations qu’on rattacherait aujourd’hui à l’utilitarisme des préférences. De la même façon on peut distinguer l’utilitarisme de l’acte et celui des règles, un utilitarisme visant la maximisation directe de l’utilité des individus, de celui qui vise la maximisation de l’utilité de façon indirecte. Il serait injuste théoriquement de mettre toutes ces variantes subtiles sous un même chapeau.
- Quelques argumentaires ont été produits néanmoins, par exemple par Pigou qui applique le principe d’utilité marginale décroissante de la monnaie pour justifier les transferts de richesse. Néanmoins philosophiquement rien n’oblige à accepter cette hypothèse d’utilité marginale décroissante.
- Je raisonne ici en risque neutre. J’utilise le concept d’utilité espérée ici alors qu’on pourrait aussi parler de gain espéré. Les deux notions sont potentiellement décorrélées dans la terminologie des économistes (entre une loterie A ayant comme gain 100 avec une probabilité de 0.1, et une loterie B ayant un gain de 9 avec une probabilité de 1 on pourra préférer la loterie B si on est averse au risque, et donc lui attribuer une utilité supérieure à A, alors que le gain espéré est supérieur pour A que B). Dans le cas de mon argumentation comme le gain monétaire sert à remplacer la mesure de l’utilité on peut utiliser le risque neutre comme illustration du raisonnement.
- Cela a donné naissance à des arguments probabilistes en éthique, chez Michael Huemer par exemple pour défendre le végétarisme.
- Pour ce dernier cas imaginons un métier où chaque personne aurait 0.01 de probabilité de mourir par mois tout en étant payé 1000 euros. On supposerait ainsi que l’individu valorise à 100 000 euros sa vie, puisqu’il est prêt à prendre un risque de 0.01 pour un salaire de 1000 euros.
- Supposons en effet que ne pas sauver une personne tout en en étant capable soit équivalente au fait de la tuer, ce que nous comparons en effet ce sont des états du monde et non des responsabilités morales.
- A voir également sur ce thème https://zet-ethique.fr/2020/03/24/les-gens-pensent-mal-le-mal-du-siecle-partie-6-6-synthese-contre-la-technocratie/ et https://zet-ethique.fr/2020/03/14/les-gens-pensent-mal-le-mal-du-siecle-partie-5-6-les-emotions-et-la-rationalite/.
Il me semble que dans certains pays au moins (ceux dans lesquels il n’existe pas de couverture sociale) la question de la reprise économique se pose aussi en termes de vies. Dans certains pays un grand nombre de personnes vivent au jour le jour de l’économie informelle (échoppes dans la rue par exemple) et ils ne bénéficient d’aucun autre moyen de subsistance en l’absence de couverture sociale. J’imagine que la grande pauvreté qui résulte de l’arrêt de l’activité de ces millions de gens peut provoquer des morts, soit directement, soit indirectement (par la criminalité par exemple). Évidemment c’est difficile à évaluer et ça l’enlève rien aux autres arguments que vous proposez.
Bonjour,
Je vous invite à lire le billet cité « Le paquebot coule, que faire? » qui a participé à inspirer ce billet, et aborde justement cela.
Merci pour le lien. La perspective me paraît un peu différente toutefois. Je n’ai aucune envie particulière de « sauver le système capitaliste », ce n’est pas mon point, et je pense que l’économie informelle que j’évoquais est en fait largement indépendante du capitalisme financier par exemple, et qu’elle continuerait d’exister si les bourses s’effondraient (voire se développerait si les grandes chaînes de restaurant qui font directement concurrence à ces échoppes venaient à fermer ! Et personnellement je ne pleurerais pas sur ces « grandes enseignes »). En d’autres termes, je pense qu’il est un peu simpliste d’opposer « sauver des vies » et « sauver le capitalisme », puisqu’aucune de nos options ne peut consister à faire exclusivement l’un ou l’autre.
Attention cependant à ne pas tomber dans le travers d’assimiler le capitalisme au seul « capitalisme financier ».
Tout à fait Quentin. Je suis d’accord avec vous (voir ma note 4). Je ne prétends pas répondre aux types de comparaison que vous évoquez.
Ce billet tente surtout de participer au fait qu’il faut reconnaître la situation des différents type d’expertise et l’impossibilité d’une translation simple du scientifique au politique. Par ailleurs j’espère qu’il permet aussi de poser les bases d’un débat plus serein sur les problèmes que vous relevez.
Merci pour ce billet très intéressant !
Je suis tout à fait d’accord avec l’idée, développée dans votre conclusion, qu’une « expertise neutre » est impossible dans les prises de décision collective et qu’elle s’appuie forcément sur des présupposés normatifs sur lesquels il est important d’être transparent. Et cela vaut notamment pour le cas de l’analyse coût/bénéfice.
Mais je ne suis pas très sûr de bien comprendre ce qu’est censé montrer l’exemple étendu sur les trade-offs entre économie et vies humaines. Ce que vous montrez bien c’est qu’il y a des implications normatives contre-intuitives à la généralisation d’un principe de trade-off entre vies humaines et économie. En l’occurrence, ces implications contre-intuitives se rapprochent de celles associées plus généralement à l’utilitarisme moral (avec le dilemme entre respect de règles déontiques comme « ne pas tuer » ou de droits individuels et maximisation du bien-être). Mais les auteurs incriminés, j’imagine, ne défendent pas une telle conclusion (et je doute fortement qu’ils soient utilitaristes moraux!). Ils défendent plutôt le principe d’effectuer des trade-offs entre vies humaines et valeur monétaire dans le contexte de la crise actuelle du Covid19, et sans doute de manière plus générale dans certaines décisions collectives. Si on pense que la valeur monétaire reflète de manière suffisamment fidèle des quantités de bien-être (hypothèse loin d’être évidente bien sûr, mais je n’ai pas l’impression que vous vous attaquiez à cette hypothèse dans votre texte), le principe semble tout à fait raisonnable, et ce d’autant plus si on le supplémente (comme la plupart des gens font) avec des contraintes de respect des droits individuels (qui bloquent l’exemple de Bob que vous mentionnez). Dans ce cas, le principe devient vraiment très intuitif.
Ma question est donc la suivante : est-ce que vous vous opposez à un tel principe, comme le texte semble parfois suggérer, ou bien s’agit-il simplement de rappeler (à très juste titre je pense) qu’un tel principe ne relève pas d’une expertise « neutre » ?
(Et, si vous vous opposez à un tel principe, comment justifiez-vous votre opposition ?)
Bonjour ! Merci pour ce commentaire intéressant. Je dois préciser tout d’abord que mon propos a une portée bien plus étroite qu’une critique de l’utilitarisme en général et même de la plupart des formes particulières d’utilitarisme (notamment l’utilitarisme de la règle auquel vous semblez faire référence dans votre commentaire si je ne me trompe?), philosophie qui m’intéresse par ailleurs beaucoup et avec laquelle je suis plutôt sympathique.
Vous avez raison de fait que la plupart des auteurs qui représentent cette idée d’une échelle monétaire pour mesurer l’utilité refuseraient certainement mes conclusions. Cependant je pense qu’en les refusant ils ne seraient pas nécessairement cohérents. Par ailleurs quelqu’un comme Richard Posner, qui a introduit en partie ce type d’analyse, se trouve lui-même pris dans ce type de discussion (avec Dworkin et Kronman notamment) et est amené à développer ses positions sur ce type de cas-limites, tout en, je crois, ne réussissant pas à convaincre ses contradicteurs du bien fondé de sa position philosophiquement.
Un des points cruciaux que vous relevez est le suivant : « Si on pense que la valeur monétaire reflète de manière suffisamment fidèle des quantités de bien-être. »
En effet je n’attaque pas directement cet argument dans mon texte, qui était déjà assez long pour un billet. Mais c’est un argument qu’on peut, je crois, assez aisément critiquer. Prenons une situation de vente entre deux individus, mettons A et B, parce qu’on manque d’imagination. A est pauvre et désire grandement obtenir La critique de la raison pure de Kant, et il est prêt à payer presque tout son argent pour obtenir le livre, à savoir 3 euros. Avoir le livre lui octroiera donc un bien-être extrêmement important (avec la CRP, étrange je sais). En revanche B est très riche, et n’est pas extrêmement intéressé par le fait d’avoir le livre, et il ne pense même pas le lire. En fait tout ce qui l’intéresse c’est de l’avoir dans sa bibliothèque pour frimer et raconter qu’il a lu l’esthétique transcendantale. B retire assez peu de bien-être quant au fait d’avoir ce livre. Pourtant B est prêt à acheter le livre 5 euros.
Le vendeur étant indifférent aux utilités des individus vend bien évidemment le livre au plus offrant (imaginons que nous sommes dans une situation d’enchères plutôt que de prix fixe), et c’est donc B, tout naturellement, qui récupère le livre.
Conséquence fâcheuse donc : on a une situation où on maximise la richesse (selon le critère posnérien) mais où l’utilité n’est pas du tout maximisée. Tout cela s’explique assez aisément par le fait que l’utilité de B pour la monnaie est marginalement décroissante, et donc comme il est riche 5 euros n’a pas la même valeur pour lui que pour A. Dès qu’il y a des différences de niveau de vie on aboutit à ce type de problème et la valorisation monétaire ne peut être considérée comme une approximation du bien-être.
Voici pour le premier point. Pour ce qui est de l’ajout d’éléments déontologiques exogènes (tels que la défense de droits fondamentaux des individus), cela apparaît comme un apport exogène ad hoc qui vient garantir la moralité de la théorie (ou sa conformité à nos intuitions morales). Je pense qu’on peut être d’accord que cela nuit à la cohérence de la théorie que de ne pouvoir se justifier uniquement d’après ses propres principes (dans les faits nous faisons tous ce type de mélange, mais s’il s’agit d’évaluer une théorie philosophique ce critère de cohérence est important).
Dans ce texte ma position vise principalement non pas à critiquer l’expertise en soi (l’expertise est importante, et il y a certains sujets sur lesquels elle est vitale – je pense à la situation actuelle et aux informations nécessaires sur l’évolution du virus, qu’il vaut mieux prendre dans l’expertise des épidémiologistes que chez des charlatans), mais de montrer que l’expertise scientifique ne peut être transposée dans le domaine politique car les règles du jeu changent, et notamment pour plusieurs raisons relatives au fait que la décision politique relève du conflit entre valeurs.
Personnellement je suis plutôt critique des critères qu’on appelle de « Wealth maximisation » comme critère moral pertinent. Mais si on ajoute vos précisions quasi-déontologiques à l’utilitarisme cela me semble assez proche d’un utilitarisme de la règle duquel je ne suis pas loin (minus le fait que la monnaie peut être une bonne approximation du bien-être).
J’espère que j’ai répondu aussi clairement que possible à vos questionnements. Cette réponse ouvre déjà sur bien plus de sujets qu’il n’est raisonnable d’en ouvrir hélas, car pour relever totalement le défi de votre question terminale il faudrait que je me lance dans un développement positif de mes propres positions qui demanderaient je crois plus qu’un billet pour être explicitées.
Commentaire en tant que « sympathisant utilitariste » :
L’étalon monétaire peut être intéressant dans certains contextes. Mais dans la situation actuelle, il me semble très inadapté : ici, il semble plus logique de convertir toute considération économique en « souffrance humaine évitée » que l’inverse. Et pour naviguer un peu dans les sphères utilitaristes, je n’ai pas vu grand monde invoquer l’étalon économique dans cette épidémie…
En passant, un déconfinement trop rapide (menant à un second confinement) serait clairement catastrophique, y compris d’un point de vue purement économique. Les gens qui présente le trade-off ainsi (« il faut vite vite déconfiner pour reprendre les affaires ! ») me semblent faire des hypothèses très discutables.
Mais, pour l’expérience de pensée, considérons le dilemme suivante :
Choix A : le bilan humain de l’épidémie sera un peu plus grave
Choix B : le PIB va chuter de 0.0001%
Là, le choix B semble assez clairement préférable (pour des gens de gauche, en tout cas !)
Maintenant, modifions le choix B :
Choix B (bis) : quasi-certitude d’effondrement économique complet, avec pénuries alimentaires, pannes d’eau et d’électricité, pénuries de médicaments, etc (et sans doute un grand nombre de morts indirectes, en plus de la souffrance humaine gigantesque d’une large part de la population)
Là, le choix A semble assez clairement préférable.
Mais si on admet cela, est-ce que l’on admet pas précisément un trade-off entre les morts et l’économie ?
En particulier, on pourrait alors déterminer un « niveau de dégât économique » à partir duquel notre choix va basculer.
Bien sûr :
1) ce trade-off ne sera pas le même d’une personne à l’autre, et dépendra des valeurs et des préférences de chacun
2) « aggréger » ces valeurs et préférences pour prendre une décision collective, c’est un problème très complexe
…mais cela est admis par tout utilitariste un minimum sérieux.
Du coup, si on laisse de côté les histoires de conversions foireuses en « étalon économique », il ne me semble pas du tout délirant de dire qu’il y a bien un trade-off entre nombre de morts et économie. Etant entendu, bien sûr, que l’économie n’est ici qu’un moyen de maximiser le bien-être général / réduire la souffrance humaine / etc (et doit donc être évaluée selon ce genre de critères)
Merci pour l’article 🙂
Petite remarque avant une éventuelle réponse de l’auteur de l’article: dans votre expérience de pensée modifiée, c’est moins d’un trade-off « entre les morts et l’économie » qu’il est question, qu’un trade-off entre les morts (et la souffrance) et plus de mort (et de souffrance). Moi qui ne me réclame pas de l’utilitarisme (contrairement, je crois, à l’auteur de l’article?) ce genre de trade-off ne va pas me choquer. C’est le même genre qu’on fait pour les vaccins, par exemple.
Pour le reste, je rappelle qu’on vit dans un système capitaliste, ce qui veut dire que « les préférences de chacun » (qui ne tiennent pas seulement d’idiosyncrasies) vont pas mal varier et tendanciellement pencher, à mesure qu’on monte sur l’échelle du pouvoir de décision, en faveur de l’économie (votre point 2 s’abstient de poser les raisons de la difficulté d’une prise de décision collective, c’est assez ennuyeux).
Bonjour et merci pour ce commentaire.
Dans votre expérience de pensée, ce qui fait qu’on choisit A plutôt que B(bis) ce n’est pas le coût économique mais ce que le coût économique induit dans nos sociétés, à savoir un coût humain. On compare donc un coût humain à un autre coût humain (tout ça en supposant qu’on arrive à avoir les données suffisamment fiables pour établir cette comparaison).
Je pense que ce serait une bonne base de discussion, mais dans ce cadre passer par la valeur économique comme proxy du bien-être est trompeur, et mon article essaye précisément de montrer à quel point confondre le moyen avec une fin peut introduire des considérations normatives néfastes.
Bonsoir,
je pense également que réfléchir de cette façon est plus pertinent, puisqu’on compare des carottes avec des carottes, et ça évite les problématiques d’étalonnage entre vie humaine et valeur monétaire.
Cependant, ce raisonnement fait que de mon côté, j’en arrive à être moins sympathisant de l’approche purement utilitariste, car si on pousse le raisonnement jusqu’au bout, la fonction d’utilité devient très arbitraire, puisqu’à un moment, il faut savoir jusqu’où aller dans la définition pour quantifier l’arbitrage (c’est la traduction correcte de trade-off dans ce contexte !).
Je n’ai pas le courage de tout développer, mais disons simplement que le premier facteur qui me semble important et que je ne vois jamais mentionné nul part, alors qu’il est particulièrement critique, c’est l’échelle de temps sur laquelle on fait ce calcul.
Il me semble que l’erreur que je vois le plus est de faire implictement un calcul utilitariste sur un temps court, d’où la précipitation de certains à vouloir déconfiner à tout prix : il faut absolument sauver le maximum de points de PIB.
Nous sommes pourtant sur un système complexe avec une forte sensibilité aux conditions initiales, et les trajectoires possibles peuvent diverger trés rapidement.
Par exemple, un calcul cynique consisterait à prendre en compte le coût des personnes agées sur l’économie, et finalement déconfiner pour réduire les retraités.
Sauf que les grands parents jouent un rôle important et non-quantifié dans l’éducation de leurs petits-enfants, allant de la garde d’enfant (si on cherche un impact direct sur le PIB) à une transmission de valeurs et d’élements culturels qui peuvent impacter la réussite « scolaire » sur le long terme (si on cherche des effets indirects sous forme d’investissements).
Et les retraités consomment aussi, et contribuent à un large pan de l’économie, ils ont même leur marché dédié : la silver économie.
Si le virus se répand de façon massive, il est fort à parier que les décés chez les personnes plus jeunes augmentera également, et certainement chez les personnes défavorisées et exposées, qui sont pourtant les petites mains qui graissent l’économie au quotidien. Comment quantifie-t-on tout ça ?
Bref, on peut sortir plusieurs autres facteurs qui sont ignorés systématiquement, tout ça pour dire que cette histoire d’utilité est définitivement mal posée, et qu’in-fine, mon impression personnelle est que chacun projette son idéologie sur sa fonction d’utilité, pour donner un cachet « mathématique » à des choix hautement subjectifs.
Je voulais mettre ça en exergue, car ça me semble effectivement hyper important, dans la manière dont ces estimations de coûts et bénéfices sont « bornées ».
Bonjour et merci pour ce commentaire.
Vous soulevez deux questions importantes à la fois pour l’utilitarisme et relativement à mon propos:
1/ Si la bonne décision (dans une version de l’utilitarisme), est celle qui maximise l’utilité associée aux conséquences de l’action, il faut pouvoir déterminer quel est l’ensemble des conséquences pertinentes à prendre en compte pour le calcul. Or bien évidemment deux sous problèmes apparaissent ici. 2.1 : La délimitation de l’ensemble des conséquences pertinentes est elle-même plus ou moins arbitraire et relative à nos connaissances subjectives, dont rien n’indique (du fait de l’impossibilité d’accéder à un point de vue externe) qu’elles sont suffisantes, et 2.2 : le système social étant un exemple de système complexe, avec un ensemble de sous-systèmes interdépendants, la prédiction devient de plus en plus difficile si ce n’est impossible sur le temps long. Cela autorise donc la plupart des manipulations quand on prétend pouvoir faire le calcul (car alors le cherry picking est possible sur le type de conséquences que chacun énonce comme étant prévisibles).
2/ Dès lors se pose la question de la pertinence des expertises, qui font des choix (pas nécessairement « subjectifs » au sens où ils peuvent être disciplinaires). Je relève votre propos final : « mon impression personnelle est que chacun projette son idéologie sur sa fonction d’utilité, pour donner un cachet « mathématique » à des choix hautement subjectifs »
Je pense qu’il résonne avec ma propre conclusion.
Merci pour « arbitrage » qui est effectivement une meilleure traduction que « compromis » !
NB. « arbitrage » me semble aussi une bien meilleure traduction que « compromis » ici, puisque « compromis » supposerait qu’on trouve une solution intermédiaire quand les « trade-off » de l’article sont plutôt des choix « ou/ou ». On perd cependant toujours, il me semble, l’idée importante que cet arbitrage se fait par renoncement (on échange un bénéfice contre un autre supposé plus grand), ce que le terme d’arbitrage n’implique pas (je peux toujours arbitrer entre « me couper un bras » ou « aller me préparer un café » 😀 Bon c’est un arbitrage assez facile à trancher, si vous me passez le jeu de mots). Pas sûr qu’il y ait moyen de trouver un strict équivalent, toutefois, et « arbitrage » reste de fait un très bon choix 🙂
Bonjour il me semble que dès l’’introduction quand vous posez la “problématique”, le ver est dans le fruit :
Quand on oppose « le confinement risquait de heurter l’économie. » on ne sait pas de quoi on parle derrière le mot économie, par exemple s’agit il de préserver les flux financiers ? ou bien d’éviter les drames et souffrances de personnes se retrouvant sans emploi, voire sans avenir ?
Par exemple, de quels dommages précisément parle t-on quand on oppose le confinement et les « dommages considérables du fait d’une économie ralentie» ?
Il est donc normal, dès lors que l’économie est posée artificiellement comme un objet en tant que tel de de se retrouver face à cette opposition : «la vie des individus, et de l’autre les dommages qui sont la conséquence de la crise économique potentielle qui surviendra après le confinement »
Et dans sa version la plus extrême :
« il existe un taux de substitution, à partir duquel il est préférable de laisser des personnes mourir plutôt que de sacrifier d’autres valeurs. »
Le problème étant qu’on ne sait toujours pas : quelles valeurs?
Il me semble ici que poser ainsi la problématique ne fait que perpétuer le cynisme neo-liberal qui n’intègre pas dans ses paramètres le coût social des décisions, c’est à dire l’effet néfastes sur les individus des décisions (ex mise en faillite d’une entreprise viable pour la rentabilité globale) et laisse aux états le soin d’assumer les situations sociales en se lavant les mains (à la mode en ces temps de covid) du destin des personnes licenciées (voir le film merci patron édifiant à cet égard).
« L’économie » « la finance » « le capitalisme » quel sont ses objets ? Ont il un micron d’existence ? De quoi parle t-on? Est ce que ces objets existent hormis dans l’adhésion de tel ou tel individu à telle ou telle activité ? On pourra donc poser et opposer éternellement des idées entre elles, ici la mort d’individus versus les “valeurs de l’économie” ! N’y a t- il pas en réalité que des activités portées par des individus qui se confrontent à d’autres activités et d’autres individus? On ne sortira donc jamais de l’enfermement artificiel tant qu’on ne posera pas les questions sur des objets réels, c’est à dire en s’intéressant à l’homme.
Finalement la problématique n’est ni nouvelle ni originale : il s’agit de chercher et trouver un autre bien à place de ceux qui animent la plupart des hommes comme disait déjà Spinoza dans le traité de la reforme de l’entendement: “Les occurrences les plus fréquentes dans la vie, celles que les hommes, ainsi qu’il ressort de toutes leurs œuvres, prisent comme étant le souverain bien, se ramènent en effet à trois objets : richesse, honneur, plaisir des sens.”
Pour cela il faut philosopher, mais pas dans n’importe quelle direction, comme le dit Spinoza dans l’introduction de la partie II de l’éthique “je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême” finalité et sens de l’ensemble de l’Éthique c’est à dire de la vraie philosophie, un projet philosophique aussi ancien que fondamental.
Voilà , sans m’éloigner du sujet (la
Philosophie de Spinoza est aussi politique) je dis que tant que l’on réfléchira sur des objets inexistants, on posera des opposions aussi artificielles qu’insolubles.
Tout d’abord je suis honoré que Kierkegaard sous-pseudonyme lui-même commente cet article.
Pour votre première remarque j’y ai répondu dans les commentaires précédents (ce qui relève de la portée de l’argument).
Pour la question des valeurs, la version que je vise est précisément celle qui fixe comme valeur la maximisation de la richesse, un critère qu’on trouve, par exemple, chez Posner d’un point de vue théorique, mais l’article vise plutôt à relever certains implicites grossiers d’un discours politique général, et qui conduit à naturaliser l’économie, qui produirait des résultats inévitables.
Le coeur de votre argumentation repose sur ce à quoi vous attribuez l’existence, notamment en critiquant que « l’économie », « la finance », le « capitalisme », auraient une existence. Il ne me paraît pas absurde de donner une existence à des institutions ne tant qu’elles existent dans des représentations collectives (et ont donc d’ailleurs un pouvoir causal). Comme l’indique Searle elles sont ontologiquement subjectives (relèvent des croyances des agents), mais épistémologiquement objectives (ne dépendent pas de ce qu’un individu croit individuellement). Quand vous dites que vous allez à la banque, vous dites bien que vous allez quelque part, ce quelque part renvoyant à une institution qui ne tire son existence que du fait que tout le monde croit qu’il s’agit d’une banque (l’exemple classique étant la monnaie : quand vous échangez un billet vous dites bien que vous lui donnez un billet de 10, pourtant qu’est-ce qu’un billet de 10 en dehors des croyances partagées?).
Pour ce qui est de la vraie et de la fausse philosophie (la vraie étant bien sûr celle de Spinoza), je n’ai pas grand chose à dire tant l’énoncé me paraît en soi arbitraire.
Bonjour merci pour le temps consacré à me répondre. Vous dites “épistémologiquement objectives (ne dépendent pas de ce qu’un individu croit individuellement)” en êtes vous certain ? Les Individus abordant les institutions et leurs règles n’ont-elles pas l’aptitude à changer leur croyance et fonder autrement ces mêmes institutions ? N’est ce pas le sens même de la philosophie ; prendre le recul nécessaire pour interroger ses croyances ? Comprendre que l’institution n’existe que grâce à ma participation active, à mon adhésion implicite voire à ma propre soumission? Pensons ici au discours bien connu de la servitude volontaire. Votre exemple du billet de banque est particulièrement judicieux pour faire le tri entre les concepts et ce qui existe. Kant, dans la Critique de la Raison pure ( PUF, pp.429) explique « Nous voudrions qu’une chose existe, par cela seul que nous la pensons : telle est, quoi qu’on en dise, la pente naturelle de l’esprit, contre quoi il n’est pas aussi facile de lutter qu’on pourrait croire. Quand un objet est donné aux sens, quand j’éprouve sa présence, alors je suis moins tenté d’en penser ce que je veux ; quand j’ai cent thalers dans ma poche, je dispose d’un réel pouvoir d’achat dont je vois bien que je ne l’aurais pas, si, la poche vide, je pensais seulement à cent thalers.”
Tout cela pour dire que les concept ne sont pas opérants en eux-même, il faut qu’ils aient une existence concrete pour avoir un quelconque effet et donc pour imprimer un changement. Je suis heureux de pouvoir faire ainsi le lien avec l’emprunt de mon pseudo à l’admiré Kierkegaard qui invoque la «voie honorable» de Kant, avec l’exemple des 100 thalers. La philosophie de l’existence inaugurée par Kierkegaard pour lutter en son temps contre la confusion d’une époque où l’on ne sait plus établir des distinctions, épique qui n’est pas sans faire écho à notre époque contemporaine.
Concernant la vraie philosophie, Spinoza en réponse à albert Burgh qui lui reproche de prétendre détenir la meilleure philosophie, affirme en posséder une idée vraie – et disposer ainsi d’une norme pour juger des autres doctrines (Lire ici : https://drive.google.com/file/d/1wxYXqeMdZ0Va18QyjBebman6VR-RHVLU/view?usp=drivesdk)
Ainsi par idée vraie je me réfère à Eth, II, 43 «Celui qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il a une idée vraie et il ne peut douter de la vérité de sa connaissance».
Ne possédez vous aucune idée qui soit suffisamment fondée par elle même ( idea ideas lire TRE à partir de 38 https://drive.google.com/file/d/1DAQxkmpza7aefNa0OeZGwekGlzq5cQmC/view?usp=drivesdk ) pour éloigner toute notion d’arbitraire à propos de cette idée ?
Vous soulevez deux points relatifs à mon commentaire précédents qu’il me semble falloir préciser et distinguer davantage que vous ne le faites :
(1) Dire que les institutions dépendent causalement de nos croyances ce n’est pas la même chose que (2) lorsque Kant critique l’argument ontologique relatif à l’existence de Dieu dans la Dialectique.
Pour (1). En effet les institutions dépendent causalement de nos croyances, mais nos croyances ne sont pas strictement individuelles, mais collectives. Si vous cessez dès demain de croire que la monnaie a de la valeur, vous n’empêchez pas la monnaie d’avoir de la valeur (et ce quand bien même la monnaie est « créée » ex nihilo par les institutions bancaires par exemple). Car les croyances en question ne sont pas individuelles mais celle de la communauté d’appartenance. C’est pour cela que Searle a besoin (dans une veine néo-wittgensteinienne) du concept « d’intentionnalité collective », pour fonder l’ontologie des objets sociaux. Toute la particularité de l’ontologie sociale c’est qu’elle est ce qu’on appelle mind-dependant ontologiquement mais comme effet émergent mind-independant épistémologiquement. Si, pour reprendre l’exemple de la servitude volontaire, vous cessez de croire demain que Macron est votre président et que l’Etat Français est le détenteur de la violence légitime et que vous agressez un policier, vous vous retrouverez très réellement et très probablement en prison et légèrement esquinté. Tout cela pour dire que les croyances collectives ont un pouvoir causal réel sur nos existences, et qu’elles sont très largement irréductibles à ce qu’on en croit individuellement (qu’une chose soit sociale ne veut pas dire qu’elle est plus malléable que ce qu’on catégorise généralement comme « naturel »). Je ne peux que conseiller ici la lecture édifiante de Descombes, qui a mon avis montre très bien cela (ex. https://journals.openedition.org/ress/502, mais pour une lecture plus complète, voir notamment Les institutions du sens).
Sur votre (2) et la question de la monnaie chez Kant. L’argument de Kant repose sur une critique de l’argument ontologique (Dieu est parfait, l’inexistence est une imperfection, donc Dieu doit exister), et Kant montre que le prédicat « existent » ne peut être tiré du concept, puisque le concept demeure le même, qu’une chose existe ou non. Or ce cas n’est pas du tout le même que celui de la monnaie ou des institutions sociales. Les institutions existent, ce ne sont pas juste « des concepts ». La monnaie existe, mais c’est son mode d’existence qui est différent d’un mode naturel (comme l’arbre dans votre cour ou la chaise sur laquelle vous êtes). De ce fait on ne peut pas tirer d’implications logiques de la thèse kantienne pour une question d’ontologie sociale.
Sur Spinoza je vous remercie de ces références utiles. Fût un temps où je l’ai moi-même étudié pour passer des concours. Je ne veux pas partir dans un débat relatif à la vérité ou la fausseté de sa théorie, mais mes propres positions méta-théoriques sont davantage pragmatiste et anti-fondationnalistes (ce qui va ensemble), ce qui me positionne définitivement dans un cadre théorique relativement étranger à la méthode spinoziste partant du fondement rationnel de l’idée vraie à partir de laquelle déployer la méthode géométrique.
Merci je vais prendre le temps de regarder cela.
Sur quoi fondez vous l’idée de vous « positionner définitivement » dans tel ou tel cadre théorique ? Est-ce une posture arbitraire ? Comment dans ce cas affirmer un caractère « définitif » à cette posture? Ou contraire possédez vous une idée vraie de la validité de ce positionnement ?
Bonjour, j’ai pris le temps de lire même si ce fut assez rapidement, je ne peux pas consacrer trop de temps à cette question de savoir si les sciences sociales sont ou non légitimes comme « Science » car d’une part la question concerne surtout les sociologues et d’autre part je n’ai aucune compétence ni connaissance qui viendrait ajouter quoi que ce soit au sujet. Néanmoins merci pour la source que j’ai regardée, la question tourne il me semble bien autour de ce que je suggérai dans ma première intervention : qu’est ce que un homme ? voir en 27 du texte que vous me suggerez « Or nous sommes en train d’apercevoir que, pour poser ce problème, il faut affronter aussi ce qu’on peut appeler le problème anthropologique de l’individu ». Ces concepts et auteurs qui sont pour moi des découvertes m’ont donné l’occasion de rechercher et découvrir avec intérêt un autre article sur la philosophie sociale de Sartre : https://drive.google.com/file/d/1hFwnlRJMIE9cMXkKiLn3Bd54pEIsgxfc/view?usp=drivesdk qui m’a permis d’y retrouver les idées qui me semblent utiles pour élucider ce difficile paradigme « institution-individus » , j’ai relevé par exemple “ Le « nous » n’est ni dans les choses, ni dans l’Esprit objectif, ni dans une communauté, il est l’une des possibilités du pour-autrui : « Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres, et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous » “.
J’ai le sentiment qu’avec l’introduction du « pour-autrui » la réalité concrète de l’institution revient sur la scène au travers de l’existence des individus, au même titre que les 100 thalers en poche: aucun effet sans existence concrète. Et la science sociale qui déclare que l’institution, existe sans intervention de l’individu (comme quand vous citiez Searl) comment explique t’elle sa propre transformation? Et je relève la cohérence de Sartre quand il dit
« C’est la définition que je donnerais aujourd’hui de la liberté : ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement ; qui fait de Genêt un poète, par exemple, alors qu’il avait été rigoureusement conditionné pour être un voleur ».
Évidement je ne prétends pas ajouter quoi que ce soit aux idées par les quelques lignes qui précèdent, mais si je reviens à votre postula initial : « tuer des gens pour sauver l’économie », je reste dubitatif sur l’opposition de « valeurs » qui n’ont toujours pas été élucidée : y a t’il des « valeurs » en dehors de celles qui sont créées par des hommes ? Vendre une entreprise rentable en mettant au chômage des familles , n’est ce pas exactement la même situation ? Alors quelles sont les valeurs de l’institution « entreprise » ? , n’y a t’il pas un chef d’entreprise où une décision d’un CA qui portent des valeurs ? Toutes les entreprises ont elle les mêmes valeurs ? J’entendais il y a peu une commerçante en pleurs à la suite de la re-fermeture des plages pour le long WE , elle ne sait pas si son entreprise pourra en survivre. Avec ce que peuvent entraîner la pauvreté et le chômage comme obstacles à la vraie vie ( il faudra bien en parler un moment donné de le « vraie vie » non ? ) , votre opposition initiale « économie-vie humaine » ne se confirme r-elle pas comme purement artificielle ?
Sur Spinoza je ne serai pas long, ce lieu est plutôt celui d’un groupe fb autour de sa pensée du désir et de la joie cité plus bas (. https://www.facebook.com/groups/493834441530533/ ). Les questions que je vous posais dans mon précédent post ne sont cependant pas sans rapport avec sa conception de l’idée vraie : celle ci est par essence réflexive. Il ne s’agit pas de construire un système rationnel fondé sur une idée vraie qui viendrait de l’extérieur., au contraire l’idée vraie est existentielle par définition : elle se sait vrai parce qu’elle se sait vraie, comme vous et moi savons que tous les points à égale distance d’un seul forment un cercle. La méthode géométrique quand à elle n’a pas d’autre but que de permettre le partage : quand une personne comprends ce que l’autre veut lui dire car elle a pu en faire le raisonnement et l’expérience par elle même. Avez vous une idée de ce que sont le pragmatisme et anti-fondationnalism’e? Avez vous en même temps l’idée que cette idée est suffisamment solide pour que vous y adhériez ? Comme le savez vous ?
Mes questions n’appellent bien sûr aucune réponse ou ou développement , juste une manière de signifier que l’idée vraie dont je veux parler n’est pas un objet théorique mais juste celle qui est ressentie un moment donné comme suffisamment valide en elle même pour être exprimée avec quelques chances d’être partagée. Bref merci pour le sujet et pour cet échange qui fut pour moi une occasion de découverte et d’enrichissement. Bonne continuation à vous.
C’était intéressant.
Il y a quand même un paquet de questionnaires utilisés en psychologie pour déterminer niveau de bien être, stress, stress au travail, risque au travail, etc..
Je pense qu’il y a moyen d’évaluer les effets ou bénéfices d’un choix grâce à ces indicateurs. C’est ce qui est fait dans des études sur les risques psycho sociaux par exemple.
Bonjour Pedro Sanchau, effectivement, il y a beaucoup de questionnaires utilisés dans différentes disciplines. Je ne suis pas moi-même spécialiste des questions de mesure de bien-être, mais je connais un peu les problèmes de la mesure en économie du bien-être (dont le fameux paradoxe d’Easterlin), qui rendent à mon avis difficile l’indexation du calcul utilitariste sur le bien-être énoncé par les individus.
Pour ce qui est de calculer le prix d’une vie avec ce type d’indicateur cela me paraît encore plus compliqué (quelle quantité de bien-être équivaut à quel prix, et quelle est la quantité de bien-être pour équivaloir à une vie sachant que le fait d’être vivant est ce qui permet l’émission du bien-être affirmé…). Il me semble ici qu’on a des problèmes conceptuels importants, bien davantage qu’uniquement des problèmes de mesure.