Les tenants de la psychologie évolutionniste ont la fâcheuse tendance d’attribuer à leurs critiques des positions qu’ils ne tiennent pas, ce qui non seulement dessert leurs prétentions à être plus rationnels puisqu’il s’agit là d’un procédé fallacieux, mais en outre ne permet pas mieux qu’un dialogue de sourds. Tâchons de surmonter cet écueil.
L’épouvantail de la « page blanche »
Le débat portant sempiternellement sur la notion d’inné contre acquis (qu’on devrait pourtant dépasser, lire Inné et acquis, déterminismes et politique), les tenants de la psychologie évolutionniste partent trop facilement du principe que leurs critiques sont partisans de la « page blanche », autrement soit dit que les comportements humains seraient intégralement le fruit de déterminismes et conditionnement sociaux. Steven Pinker a lui-même consacré un livre entier à terrasser cet homme de paille, ouvrage auquel nous dédierons probablement un article à l’avenir (d’ici là, vous pouvez lire cet article).
Car il nous faut les affranchir : nul besoin de défendre l’idée saugrenue que la biologie ne joue aucun rôle dans les comportements humains pour critiquer l’évopsy. Tout d’abord, parce que la biologie délimite nos capacités même à agir : il faut avoir un corps pour pouvoir avoir un comportement.
Ensuite, l’argument de la page blanche lui-même, si tant est que quiconque le défendait, ne contredirait nullement que l’évolution en soit à l’origine, car c’est bien elle qui nous a pourvu d’un cerveau doté d’une grande plasticité, qui nous permet d’apprendre et de conformer nos comportements à nos déterminismes sociaux.
Enfin, nous savons que nombre d’espèces animales présentent des comportements innés plus ou moins complexes : les araignées fabriquent des toiles spécifiques à leurs espèces, nombre d’animaux effectuent des danses nuptiales complexes dont les raffinements ne leur ont jamais été transmis, etc. Il n’y a rien de farfelu dans l’idée que certains comportements humains soient eux aussi forgés par l’évolution. Le problème porte en revanche sur la démonstration d’une telle hypothèse, et de quels comportements seraient concernés, et c’est bien là que le bât blesse : les fondements épistémologiques de la psychologie évolutionniste ne lui donnent pas les moyens de ses prétentions (lire L’évolution neutre en croisade contre l’adaptationnisme et L’évopsy, un cas d’école de l’écueil adaptationniste), et le souligner ne revient pas à affirmer que les comportements humains sont totalement dénués de toute articulation avec le métabolisme et la biologie humaine (au même titre que dire à des théistes qu’ils n’ont pas fait la démonstration de l’existence d’un dieu ne revient pas à affirmer qu’aucun dieu n’existe). Il s’agit donc là d’un faux dilemme, derrière lequel pointe l’appel à l’ignorance.
Mais ce mauvais procès de la page blanche est en lui-même éloquent sur leur perception du débat, dont ils n’envisagent que trois positions distinctes : le 100% génétique, le 100% culturel, et une position intermédiaire. Comme ils admettent une influence plus ou moins grande des déterminismes sociaux sur les comportements humains, il ne peut rester à leurs adversaires que la position du 100% social, la fameuse page blanche qu’ils leur attribuent, donc. Or il peut y avoir mille manières de concevoir les comportements humains comme un mélange de conditionnements biologiques et sociaux, et autant de nuances dans la position nuancée dont ils s’arrogent sommairement l’exclusivité.
Le déshonneur par association du créationnisme
Un autre procédé, encore plus douteux, apparait sous la plume des promoteurs zélés de la psychologie évolutionniste ces derniers temps : accuser leurs critiques de n’être rien de moins que des « créationnistes ».
Les créationnistes étant les adversaires de la théorie synthétique de l’évolution, il suit « logiquement » que les critiques de la psychologie évolutionniste seraient des adeptes de la « psychologie créationniste » (quoi que ça veuille dire). Or non seulement les critiques de la psychologie évolutionniste ne remettent nullement en question la TSE, mais on se demande bien de quel créateur ils se sont jamais prévalus dans leurs arguments… Ça n’est là rien d’autre qu’un déplorable déshonneur par association (et encore, il est très mal ficelé), et on est en droit d’attendre bien mieux de ceux qui se revendiquent de la rigueur scientifique.
Là encore, le procédé consiste à attribuer aux adversaires une position qu’ils n’ont pas, par antagonisme avec leur perception de leur propre position : comme ils se conçoivent comme « neutres et objectifs », et prompts à déboulonner l’être humain du piédestal qu’il a érigé à sa propre gloire dans le règne animal, leurs adversaires sont donc « nécessairement » animés d’une forme de pensée magique et de superstition héritée du créationnisme pour préserver à l’être humain son caractère unique et spécial. Et si on ne peut que louer la démarche qui consiste à souligner tout ce qui ne nous distingue pas des autres animaux, réduire nos comportement à des réflexes répondant à des stimuli n’est certainement pas la seule manière de le faire. On sait par exemple qu’on a pu mettre en évidence que certaines espèces donnaient des signes d’empathie, de sens de l’équité, qu’elles sont capables de coopération, y compris entre espèces différentes, voire même que certains groupes sociaux développent des cultures qui leur sont propres (et c’est bien là où le modèle animal comme référent de comportements presque « robotiques » qu’on pourrait transposer à l’humain s’effondre, puisqu’on peut procéder à une transposition rigoureusement inverse, ce qui revient non seulement à « déspécialiser » l’espèce humaine, mais également à considérer que les comportements animaux peuvent eux aussi être l’objet de déterminismes sociaux).
Là où le procédé est d’autant plus retors et malhonnête, c’est qu’en amalgamant critiques de l’évopsy et créationnistes, il amalgame d’un même souffle évopsy et TSE : en somme, critiquer l’évopsy revient peu ou prou à renier Darwin lui-même, ce qui relève autant du faux dilemme (là encore) que de l’argument d’autorité : que les adeptes de l’évopsy se revendiquent de l’héritage de Darwin n’implique nullement que la réciproque soit vraie, et pour cause. Ceux qui en connaissent assez pour adhérer à la TSE et renier le créationnisme, mais pas suffisamment pour comprendre en quoi l’évopsy en est distincte (et critiquable) ont leur « camp » tout tracé pour eux : parmi les adeptes de la démarche scientifique, qui voudrait faire l’objet de pareil anathème ? À cet égard, le procédé relève de l’intimidation, en disqualifiant sommairement la légitimité même de toute critique sans même lui accorder un examen loyal et honnête, sans parler d’y répondre. De fait, l’accusation de créationnisme suffit à se dispenser de répondre aux critiques, au même titre que chercher à défendre la TSE des critiques des théistes serait une perte de temps.
À vrai dire, cela ressemble à s’y méprendre à ce que l’écrivain C.S. Lewis a nommé le bulvérisme : partir du principe que l’interlocuteur a tort, quels que soient ses arguments, et chercher une justification à cette erreur dans une motivation personnelle, ou un défaut psychologique, ce qui cumule le raisonnement circulaire, le sophisme génétique, l’ad personam et le procès d’intention. Ceux qui critiquent l’évopsy ont donc tort parce qu’ils sont créationnistes, et ils sont créationnistes parce qu’ils ont tort, ite missa est.
Il faut également souligner qu’en dépit de l’adage qui voudrait que la meilleure défense soit l’attaque, répondre à une critique par une autre critique relève du tu quoque ou du whataboutisme, cela détourne le sujet sans jamais répondre à la critique initiale, comme si les torts prétendument partagés se compensaient et que tout allait ainsi pour le mieux.
Cette façon de caricaturer les critiques pour les disqualifier sommairement en leur faisant dire ce qu’elles ne disent pas est d’autant plus regrettable qu’il y a de nombreux arguments qui méritent sans doute bien mieux (y compris dans l’intérêt même de la discipline, tant sur ses fondements épistémologiques, que sur les apports des sciences sociales, que sur les questions d’éthique).
Les tenants de l’évopsy commettent bien d’autres paralogismes (notamment l’essentialisme que trahissent leurs ronflants appels à la « nature humaine » ou encore leur tendance à faire passer des liens de corrélation pour des liens de causalité), cependant nous voulions nous concentrer ici sur les mauvais procès qu’ils font à leurs critiques. L’ethos est un des trois piliers de la rhétorique : on convainc plus facilement l’auditoire en faisant montre de loyauté envers l’interlocuteur, et à l’inverse, les procédés déloyaux comme ceux soulignés ci-dessus ne plaident guère en faveur de ceux qui y ont recours. Ils gagneraient sans doute, ainsi que la qualité du débat, à se garder d’en faire usage plus avant, ce en quoi nous plaçons des espoirs modérés.
Mais au delà, on déplore également que, lorsqu’ils ne se contentent pas de verser dans la simple contre-attaque, leur défense laisse tout autant à désirer.
Le providentiel double standard
Entre l’inculture crasse des sciences humaines, les études de très piètre qualité, et les vulgarisateurs guère meilleurs qui s’en prévalent, sans oublier le cortège de réactionnaires qui s’emparent avec gourmandise de la discipline pour « démontrer » la supériorité d’une race ou d’un genre sur l’autre et qui voient plus de différences entre un homme et une femme qu’entre un humain et un rat, il règne un certain désordre dans la maison évopsy. Certains de ses adeptes ont l’honnêteté de ne pas en disconvenir, et le déplorent eux-mêmes, tout en demandant de ne pas juger la discipline à l’aune de ces pommes pourries, qui n’en seraient pas représentatives. Admettons. Mais dans ce cas, où sont les critiques de la « bonne » évopsy contre la « mauvaise » ? D’autres disciplines scientifiques ont elles aussi eu à désavouer sans détour de mauvais éléments pour le salut de leur respectabilité (des collectifs de scientifiques publient régulièrement des tribunes dans la presse pour dénoncer l’usage politique qui est parfois fait de leur discipline), on désespère de voir un tel ménage dans l’évopsy. Il a été répondu que les chercheurs n’avaient pas le temps, et étaient trop peu nombreux, pour entreprendre d’en faire autant. Faisons preuve d’un excès de mansuétude, et admettons, là encore. Mais dans ce cas, comment expliquer que, bien loin de trouver le temps et les ressources pour dénoncer les mauvais éléments, on puisse en revanche les trouver pour les défendre avec zèle ?
Prenons l’exemple, relativement consensuel dans la communauté sceptique, de Peggy Sastre. Depuis un entretien désastreux avec la Tronche en biais en 2016 (pour lequel ils ont fait part de leurs regrets, sans pour autant désavouer la qualité de son travail), et des retombées non moins désastreuses sur le groupe Zététique sur Facebook, d’où son comportement outrancier lui a valu une exclusion en dépit de la patience exceptionnelle de la modération, il est depuis relativement admis, y compris par les adeptes de l’évopsy, qu’elle fait preuve d’un certain manque de rigueur et même de partisanerie. Ajoutons qu’elle a fait partie de feu le collectif Les Mutants (elle est propriétaire du nom de domaine de leur site) qui a notamment publié ce texte racialiste et eugéniste qu’elle a cautionné sans vergogne sur Twitter. Pourtant, Peggy Sastre fait aujourd’hui encore figure pour le grand public de papesse de la psychologie évolutionniste en France : autrice de plusieurs ouvrages, elle publie des chroniques régulières dans Le Nouvel Observateur, Slate ou encore Causeur, et publie dans Le Point des traductions d’articles de la revue australienne libertarienne à tendance extrême droite Quillette. À défaut d’un désaveu des partisans de l’évopsy, c’est un portrait de M le Mag , supplément magazine du Monde, qui souligne et critique ses manquements :
« les scientifiques contactés pour en parler refusent tout net de perdre leur temps à commenter “des sornettes”. Sans compétences solides, piocher dans des articles scientifiques et en tirer des conclusions relève au mieux de l’opinion, au pire, de la manipulation. »
Zineb Dryef, le 19 Janvier 2018 dans M le Mag
Suite à cette attaque en règle, Peggy Sastre a publié sur son blog des messages de six chercheurs (dont Nicolas Gauvrit, bien connu de la communauté sceptique et pour son investissement personnel sur les questions de genre, ainsi que des chercheurs américains pour moitié), qui ont manifestement trouvé le temps et les ressources de lui adresser leur soutien. Mieux encore, Slate publie une défense spontanée de sa collaboratrice par une tribune du biologiste, américain lui aussi, Robert Trivers, qui en profite également pour verser dans le bulvérisme en expliquant la polémique par le proverbial chauvinisme français.
Pour compléter, n’oublions pas cette anecdote rapportée sur le groupe Zététique sur Facebook :
En somme, nombreux sont ceux qui concèdent tout bas que Peggy Sastre est une piètre défenseuse de l’évopsy, mais s’il s’agit de prendre sa propre défense à haute voix, les boucliers se bousculent. Ce qui fait immanquablement songer à l’esprit de corps propre à certaines idéologies politiques : peu importe qu’on soit mal défendus pour peu qu’on le soit tout court, l’essentiel est que le message gagne du terrain en se serrant les coudes. À cet égard, il est assez savoureux de voir les adeptes de l’évopsy accuser leurs critiques d’idéologie politique : ces derniers ont au moins l’honnêteté d’admettre la leur (comme c’est d’ailleurs notre cas).
À tout le moins, ce que ces arguments fallacieux soulignent, c’est qu’il ne suffit pas de se proclamer rationnel pour tenir des arguments qui soient dignes de l’étiquette. Il ne tient qu’aux adeptes de l’évopsy de faire en sorte que leur ramage se rapporte à leur plumage, ce qui permettrait peut-être des échanges d’une toute autre fécondité.
Merci à Gaël Violet, Aure, et Phil pour leurs précieux conseils
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