Introduction
Que sont l’affaire Sokal et ses suites?
En avril 1996, Alan Sokal, professeur de physique théorique à l’Université de New York, publie un article intitulé « Transgresser les frontières : Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » (que vous pouvez trouver ici : https://cours.toucharger.com/fiches/cours/transgresser-les-frontieres-vers-une-hermeneutique-transformative-de-la-gravitation-quantique/94729.htm), dans la revue Social Text. Citons la page Wikipédia sur ce texte : « Affirmant que la théorie quantique a des implications politiques progressistes, l’article indique que les concepts « New Age » du champ morphogénétique pourraient être une théorie de pointe en gravité quantique et conclut que puisque la réalité « physique (…) est à la base une construction sociale et linguistique », alors « une science libératrice » et « des mathématiques émancipatrices » devraient être développées afin d’abandonner « les canons de la caste d’élites de la science dure » au profit d’ « une science postmoderne [qui] offre le puissant appui intellectuel au projet de politique progressiste ». » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal).
Social Text, créée en 1979, publiée par la Duke University Press, existe encore aujourd’hui. C’est une revue académique se définissant comme « établissant des liens créatifs entre la théorie critique et la pratique politique ». De même, elle souligne son « interdisciplinarité » et le fait que le comité éditorial cherche à « élargir et à redéfinir ce que la recherche peut faire » (https://socialtextjournal.org/about/). Il s’agit d’une revue tournée vers les cultural studies, se concentrant sur les questions de genre, de sexualité, de race[1] et d’environnement (https://read.dukeupress.edu/social-text). Remarquons qu’en 1996, Social Text ne pratiquait pas de peer review.
L’éditeur de Social Text la présente comme un des leaders du champ, de même que les personnes soutenant Alan Sokal. Mais le premier cas peut être une volonté de publicité et de mise en avant, et le deuxième provient de personnes n’évoluant le plus souvent pas dans ce champ, donc peu à même d’estimer la réputation d’un journal dans ce dernier[2]. Je n’ai malheureusement pas trouvé de classement de la revue en 1996. Le plus vieux que j’ai vu remonte à 2001. Je laisse le lecteur juge : https://www.researchgate.net/journal/1527-1951_Social_Text. Pour ma part, je ne m’intéresserai pas ici aux questions de représentativité de la revue.
L’article de Sokal paraît dans le numéro de printemps/été 1996 (p. 217-252) de Social Text, intitulé Science wars. Deux mois plus tard, dans l’édition de mai/juin 1996 de la revue Lingua Franca, Alan Sokal fait paraître un deuxième article, révélant que « Transgresser les frontières : Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » n’est qu’un canular.
« Cette
parodie était truffée de citations à propos de la physique et des
mathématiques, absurdes mais authentiques, dues à des intellectuels célèbres,
français et américains » nous apprend la préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles. Sokal
précise aussi : « Tout au long de cet article, j’utilise des concepts
scientifiques et mathématiques d’une façon que peu de scientifiques ou mathématiciens
prendraient au sérieux. Par exemple, je suggère que le “champ morphogénétique”
– une idée nouvel âge curieuse due à Rupert Sheldrake – représente une théorie
majeure de la gravité quantique. Cette relation est pure invention ; même
Sheldrake n’affirme rien de ce genre. J’affirme que les spéculations
psychanalytiques de Lacan ont été confirmées par des travaux récents dans la
théorie du champ quantique. Même des lecteurs non scientifiques auraient pu se
demander ce que cette bon Dieu de théorie du champ quantique a à voir avec la
psychanalyse; il est certain que mon article n’apportait aucun argument
raisonné pour appuyer cette relation.
En somme, j’ai écrit intentionnellement l’article de telle manière que tout
physicien ou mathématicien compétent (ou un étudiant en physique ou en maths)
se rendrait compte qu’il s’agissait d’une parodie. Il est clair que les
éditeurs de Social Text n’ont pas été gênés de publier un article sur la
physique quantique sans se préoccuper de consulter qui que ce soit de compétent
dans le domaine. » (https://www.sceptiques.qc.ca/dictionnaire/sokal.html)
Selon Sokal, cet article avait vocation à être une expérimentation sur un courant universitaire américain, les cultural studies. Il prouvait pour lui que certains articles dans le champ des cultural studies étaient publiés non sur la pertinence scientifique de leur contenu, mais sur le nom de l’auteur.ice et sur le fait qu’iel flattait les présupposés idéologiques des éditeur.ice.s.
Dans quel but a-t-il écrit ce canular ? « Mon but n’est pas de défendre la science des hordes de barbares de la littérature critique (nous allons bien survivre, merci), mais de protéger la gauche d’une mode. Il y a, par centaines, des enjeux politiques et économiques importants concernant les sciences et les technologies et la sociologie des sciences, quand elle est de qualité, a accompli un gros travail de conceptualisation pour clarifier ces enjeux, tandis qu’une sociologie bâclée, comme toute science bâclée, est inutile et même contre-productive. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal)
Remarquons qu’il y avait une motivation politique dans cette affaire : Sokal trouvait que la gauche américaine était en train d’abandonner certains idéaux qu’il considère comme inspirés des Lumières, tels que la défense de la rationalité, au profit d’idéaux « postmodernes » et d’un fort relativisme épistémique. Nous reviendrons là-dessus dans la suite de cet article.
Les éditeur.ice.s de Social Text répondirent qu’il y avait eu là un abus de confiance et qu’iels avaient cru que l’article « était l’effort sérieux d’un scientifique professionnel d’observer un certain type d’affirmations issues de la philosophie postmoderne pour l’avancement de son domaine de recherche ».
Un an plus tard, en 1997, Alan Sokal et Jean Bricmont, à l’époque professeur de physique à l’université de Princeton, sortent un livre, Impostures Intellectuelles, qui affirme que « des intellectuels célèbres tels que Lacan, Kristeva, Baudrillard et Deleuze ont, de façon répétée, utilisé abusivement des termes et des concepts provenant des sciences physico-mathématiques : soit en les invoquant totalement hors de leur contexte, sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche – soulignons que nous ne sommes nullement opposés aux extrapolations de concepts d’un domaine à l’autre, mais seulement aux extrapolations faites sans donner d’arguments –, soit en jetant des mots savants à la tête des lecteurs non scientifiques sans égard pour leur pertinence ou même leur sens » (préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles). Tous les auteurs attaqués dans ce livre sont français.
Ce livre a fait fortement débat à sa sortie. De nombreux articles ont été écrits, le défendant ou l’attaquant. Pour un exemple des critiques faites à ce livre, je conseille ce long dossier, qui aborde bien plus de thèmes que je ne suis capable de le faire : http://www.tribunes.com/tribune/alliage/35-36/content.htm
Plus récemment, en 2017, James A. Lindsay, docteur en mathématiques et écrivain, et Peter Boghossian, professeur assistant de philosophie à l’université de d’Etat de Portland, ont publié un article intitulé « Le pénis conceptuel en tant que construction social » dans la revue Cogent Social Sciences (https://www.skeptic.com/downloads/conceptual-penis/23311886.2017.1330439.pdf). L’article avait été au départ proposé à la revue Norma : International Journal for Masculinity Studies, qui l’a rejeté. Les auteurs ont ensuite révélé le canular dans le magazine Skeptic : pour eux, l’article était intentionnellement absurde, et imitait le style de la « théorie du genre discursive poststructuraliste ». Leur but était de démontrer deux choses : d’une part, que « les études sur le genre sont paralysées du point de vue académique par une croyance quasi religieuse dominante selon laquelle la masculinité est la racine de tout mal » ; d’autre part, qu’il y a de nombreux problèmes dans les processus de peer review des revues à accès libre (https://fr.wikipedia.org/wiki/Peter_Boghossian).
Cependant, Alan Sokal lui-même a considéré que ce canular était moins probant que ce que les auteurs ont affirmé. Pour lui, le thème sous-jacent de l’article (le fait qu’un virilisme exacerbé ait des conséquences négatives pour les hommes et pour les femmes) est un truisme, pas une affirmation ridicule. Ensuite, le journal Cogent Social Sciences est de faible qualité, d’un point de vue académique, et n’est pas spécialisé dans les études de genre. Au contraire, le rejet de la publication par Norma, une revue spécialisée en études de genre, mais pas particulièrement prestigieuse, montre, pour Sokal, que flatter les présupposés moraux et idéologiques des éditeur.ice.s ne suffit pas à publier dans ces domaines (https://www.chronicle.com/article/What-the-Conceptual/240344).
Cela n’a pas empêché les deux auteurs, avec Helen Pluckrose, rédactrice du journal Areo, de recommencer. En octobre 2018 a eu lieu l’affaire Sokal squared. Iels ont passé dix mois à écrire vingt fausses études, aux résultats volontairement biaisés et absurdes, en les signant de faux noms, avant de les soumettre à publication dans diverses revues de sociologie spécialisées en études de genre, race studies, etc.. Sur ces vingt études, sept avaient été publiées, sept autres avaient été acceptées en vue d’une publication et six avaient été rejetées. Parmi les articles acceptés, on trouvait « Réactions humaines à la culture du viol et à la performativité queer dans les parcs à chien à Portland, Oregon », publié dans Gender, Place & Culture ou « Notre lutte est ma lutte : le féminisme solidaire comme une réponse intersectionnelle au féminisme néolibéral », qui réécrivait un chapitre de Mein Kampf avec un vocabulaire féministe, publié dans Affilia : Journal of Women and Social Work (https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/04/qu-est-ce-que-l-affaire-sokal-au-carre-qui-agite-les-milieux-scientifiques-anglophones_1682937). Le premier article a attiré l’attention de la presse américaine, et une journaliste du Wall Street Journal, Jillian Kay Melchior, ayant réalisé que l’autrice de l’étude n’existait pas en cherchant à la contacter, les auteur.ice.s de Sokal squared révèlent leur canular avant qu’il ne soit totalement achevé (https://fr.wikipedia.org/wiki/Canular_Sokal_au_carr%C3%A9). Iels ont précisé que leurs auteur.ice.s fictif.ve.s avaient reçu quatre propositions de faire de la peer review, eu égard à l’excellence de leur travail académique, avant que le canular ne soit révélé (https://www.chronicle.com/article/Proceedings-Start-Against/245431).
Pourquoi en parler ?
Pourquoi parler de l’affaire Sokal, alors qu’elle a eu lieu il y a plus de vingt ans ? En premier lieu, il est certain que l’affaire Sokal squared lui a redonné une actualité, et qu’il est donc intéressant de s’attacher à un événement important des science wars.
Ensuite, il faut bien voir que l’affaire Sokal est perçue comme une référence dans certaines communautés. Je pense ici par exemple à la communauté zététique francophone. Cependant, elle est trop souvent une référence non examinée, une espèce de joker que d’aucun.e.s sortent pour emporter l’adhésion, sans se demander quelle est sa valeur exacte.
Enfin, et l’exemple Sokal squared le montre bien, les partisans de Sokal ont tiré des conclusions rapides du canular et d’Impostures Intellectuelles. La moindre n’étant pas que les sciences sociales contemporaines seraient ineptes et à jeter, ce qui permet de faire l’économie d’étudier correctement leurs résultats et leurs méthodes.
Pourtant, Sokal lui-même était plus prudent : « Finalement, insistons sur ce que nous ne disons pas. Par exemple, certains commentateurs ont interprété le livre comme une attaque globale contre la philosophie ou les sciences humaines. Il va sans dire que ce n’est nullement notre intention et que rien dans le livre n’appuie une telle interprétation. Mais ce qui est plus frappant, c’est le mépris envers ces domaines qui est implicite dans de tels commentaires. En effet, ou bien les abus dénoncés dans cet ouvrage sont représentatifs de l’ensemble des travaux dans ces domaines, ou bien ils ne le sont pas. Dans le premier cas, notre livre serait de fait une attaque (du moins implicite) contre le domaine dans son entièreté, amis elle serait justifiée. Mais dans le cas contraire – et à notre avis cette hypothèse-ci est la bonne –, il n’y a aucune raison de critiquer un chercheur pour ce que dit un autre travaillant dans le même domaine. Plus généralement, quiconque interprète notre livre comme une attaque globale contre X – que X soit la philosophie française, la « pensée 68 » ou encore la gauche universitaire américaine – présuppose que l’ensemble de X est caractérisé par les pratiques intellectuelles que nous dénonçons, et c’est à ceux qui soutiennent une telle thèse qu’il incombe de l’établir » (préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles)[3].
Il est aussi possible de citer son article paru à l’occasion de Sokal squared : « From the mere fact of publication of my parody I think that not much can be deduced. It doesn’t prove that the whole field of cultural studies, or cultural studies of science — much less sociology of science — is nonsense. Nor does it prove that the intellectual standards in these fields are generally lax. (This might be the case, but it would have to be established on other grounds.) It proves only that the editors of one rather marginal journal were derelict in their intellectual duty, by publishing an article on quantum physics that they admit they could not understand, without bothering to get an opinion from anyone knowledgeable in quantum physics, solely because it came from a « conveniently credentialed ally » (as Social Text co-editor Bruce Robbins later candidly admitted), flattered the editors’ ideological preconceptions, and attacked their « enemies. »» (« Du simple fait de la publication de ma parodie, je pense qu’on ne peut pas en déduire grand-chose. Cela ne prouve pas que tout le domaine des études culturelles, ou des études culturelles de la science – et encore moins de la sociologie de la science – n’a pas de sens. Elle ne prouve pas non plus que les normes intellectuelles dans ces domaines sont généralement laxistes. (Ce pourrait être le cas, mais il faudrait l’établir pour d’autres motifs.) Cela prouve seulement que les rédacteurs d’une revue plutôt marginale ont été abandonnés dans leur devoir intellectuel, en publiant un article sur la physique quantique qu’ils admettent ne pas pouvoir comprendre, sans se donner la peine d’obtenir l’opinion de quiconque connaissant la physique quantique, uniquement parce qu’il venait d’un « allié accrédité » (comme le co-éditeur de Social Text, Bruce Robbins, l’a admis crûment), qu’ils complétaient les idées reçues idéologiques de leurs éditeurs et s’en prennent à leurs « ennemis ». ») (https://www.chronicle.com/article/What-the-Conceptual/240344)
Il semble hélas que d’aucun.e.s, dont les auteur.ice.s de Sokal squared, ne partagent pas cette prudence.
Un soupçon naît alors : cette prudence existe-t-elle réellement ou n’est-elle qu’un artifice rhétorique pour dévier le débat né de ce canular ? Est-il anodin que Sokal soit devenu l’emblème de groupes extrêmement critiques sur les cultural studies ? Si d’aucun.e.s pourraient dire que Frankenstein est dépassé par sa création, d’autres pourraient considérer que la récupération de Sokal par ces derniers était quelque peu inévitable. Et ce d’autant plus que, jusqu’à présent, j’ai rapporté les paroles de Sokal avec un principe de charité épistémique : cependant, ses propos n’ont rien d’évident, et il faut se demander si la critique des chercheur.se.s critiqué.e.s est valable. Je reviendrai sur ce point-là dans la suite de cet article, consacrée à Impostures Intellectuelles.
Autrement dit, cet article revient sur le canular en lui-même (ainsi que sur Sokal squared, qui suit la même logique), un deuxième suivra, comme je le disais, sur le livre qui en fut tiré, le bien-nommé Impostures Intellectuelles.
Le canular de l’Affaire Sokal
J’ai décrit dans l’introduction le contenu du canular, je ne reviendrai donc pas dessus. Ce qui m’intéresse ici est plutôt son utilisation comme méthode et les conclusions qu’il est possible d’en tirer.
Une expérience scientifique ?
La première question qui me vient à l’esprit en voyant ce canular est : est-ce une expérience scientifique ? Sokal parlait à l’époque d’une « expérimentation », mais le terme peut avoir des sens bien différents.
Il faut avant tout se demander de quelle discipline il pourrait relever, et donc quelle méthode peut être appliquée. Considérons qu’il y a au moins cinq étapes dans la méthode expérimentale classique :
- Observation du phénomène, mesures ;
- Formulation d’hypothèses pour l’expliquer ;
- Prévision de nouveaux événements répondant à ces hypothèses ;
- Vérification ou réfutation par l’expérience ;
- Conclusion.
Si l’on prend le canular de Sokal, on peut penser qu’il répond bien à ces étapes :
- Observation du phénomène, mesures : des articles sont publiés dans des revues académiques en cultural studies qui ne remplissent pas les critères de scientificité que l’on est en droit d’attendre de publications scientifiques ;
- Formulation d’hypothèses pour l’expliquer : il y a une mode « postmoderne » dans certaines sciences sociales et humaines et les éditeurs des revues publient des articles qui flattent leurs présupposés idéologiques relevant de cette mode au lieu de faire une peer review sérieuse ;
- Prévision de nouveaux événements répondant à ces hypothèses : d’autres articles sortiront qui suivront le même schéma, soit la vérification de biais de confirmation de la part des éditeurs de revue ;
- Vérification ou réfutation par l’expérience : Sokal écrit un article factice et rempli d’erreurs, mais flattant les présupposés idéologiques qu’il a identifié, et tente de le faire publier dans une revue en cultural studies. Cette dernière publie en effet l’article.
- Conclusion : l’hypothèse est vérifiée, ce qui tendrait à prouver que la mode « postmoderne » conduit à produire des articles qui ne sont pas sérieux, d’un point de vue scientifique.
Cependant, il ne s’agit là que d’une approximation grossière, et il manque plusieurs éléments qui permettraient de faire de ce canular une réelle expérimentation scientifique.
Dans une expérience classique, on peut s’attendre à retrouver plusieurs éléments :
- Le principe dit « toutes choses égales par ailleurs » : l’expérimentateur.ice doit pouvoir modifier un seul paramètre lors de l’expérience, afin d’être sûr.e que ce n’est pas la modification d’un autre paramètre qui joue sur le résultat de l’expérimentation ;
- Le contrôle des variables parasites, qui
peut être fait de différentes façons. Les quatre principales façons sont :
le maintien de la variable parasite à un niveau constant ; la variation
systématique de la variable parasite ; l’aléatorisation, randomisation ou
contrôle par variation au hasard ; le contre-balancement (effets de rang
ou dépendance séquentielle) (http://j.b.legal.free.fr/Blog/share/Dynamiques/Methodo.pdf) :
- Le maintien de la variable parasite à un niveau constant suppose de répertorier l’ensemble des états pouvant être pris par cette variable et de ne sélectionner que l’un d’entre eux. En l’occurrence, cela pourrait signifier qu’il faudrait s’assurer que les dossiers établis par les revues dans le numéro où paraissent les articles canulars traitent tous du même sujet. Ce qui paraît difficile à faire, puisque les revues ont chacune des spécialités différentes.
- La variation systématique de la variable parasite représente l’inverse : il faut que l’ensemble des états soit représenté dans chacune des conditions expérimentales produites par la variable indépendante. Autrement dit, il faudrait que chacune des revues ait publié différents styles d’articles sur plusieurs numéros consécutifs, et que ces styles se retrouvent dans l’ensemble des revues.
- L’aléatorisation, randomisation ou contrôle par variation au hasard, qui pose comme postulat que les valeurs de la variable parasite se répartiront selon la même distribution dans les différentes conditions expérimentales si on laisse celle-ci jouer librement. Mais il est impossible de vérifier ce postulat a posteriori, et donc de savoir si cette répartition s’est véritablement faite de façon aléatoire ou si des biais se sont introduits dans celle-ci. Pour que la probabilité d’une répartition au hasard soit élevée, il faudrait faire sortir des centaines de canulars en même temps dans l’ensemble des revues académiques, et même ainsi, il n’y aurait pas de certitude qu’il y a réellement hasard.
- Le contre-balancement (effets de rang ou dépendance séquentielle) : il faut répéter les essais en les présentant à des groupes de participant.e.s selon un ordre modifié, jusqu’à ce que tous les ordres de présentation possibles aient été représentés. Ici, cela signifierait que les mêmes articles seraient tous proposés aux mêmes revues. Mais le nombre d’articles et de revues se compteraient tous deux en centaines pour prendre en compte tous les ordres de présentation possibles, avec la probabilité de tomber sur les mêmes reviewers plusieurs fois : il paraît donc difficile de mettre cela en place.
- L’échantillonnage : il peut se faire en tirage aléatoire ou en utilisant une méthode des quotas. Le tirage aléatoire consiste à tirer au hasard des participant.e.s (ici, les revues) au sein de la population. Or il faut savoir quelle est la population ici. S’il s’agit de démontrer que certains champs de la recherche (études de genre, etc.) ne répondent pas aux exigences de scientificité, alors la population représente l’ensemble des revues académiques, et le tirage au sort devrait permettre d’avoir des revues de tous les champs. Mais réduire la population uniquement à des revues spécialisées dans les cultural studies revient à considérer que ce ne sont pas les champs entiers qui sont vus comme non-scientifiques, mais certaines revues uniquement. Il faut aussi, dans l’échantillonnage, prévoir un groupe contrôle, qui est affecté à une condition expérimentale, mais où la variable indépendante n’intervient pas : en l’occurrence, il s’agirait ici d’un groupe de revues qui ne seraient pas inspirées par la mode « postmoderne » à qui on enverrait des articles canulars. Si l’hypothèse est juste, elles ne devraient pas publier ces articles.
La première faiblesse du canular est qu’il ne remplit pas la condition du « toutes choses égales par ailleurs ». En effet, il ne s’agit pas là d’une expérience en laboratoire, et il est impossible de neutraliser l’ensemble des autres raisons conduisant des éditeur.ice.s à sélectionner tel ou tel article pour la publication.
Au vu de la difficulté à faire une expérience totalement contrôlée dans le champ social, Sokal aurait pu utiliser un modèle, mais ce dernier est censé alors représenter le mieux possible l’objet sur lequel repose l’hypothèse. Or il est délicat de dire que la revue Social Text est un modèle représentant l’ensemble des revues académiques en cultural studies, surtout avec l’absence de peer review qui la caractérisait en 1996.
La question pourrait peut-être se poser plus dans le cas de Sokal squared, vu qu’un plus grand nombre de revues a été touché. Néanmoins, je n’ai rien vu sur les critères de sélection des revues par les auteur.ice.s du canular. Or, sans savoir ce qui les a conduit.e.s à privilégier ces revues plutôt que d’autres, il est difficile de trancher. Si un.e lecteur.ice a plus d’information à ce sujet, je serai ravi de les prendre en compte et d’amender cet article.
La deuxième faiblesse du canular est que le contrôle des variables parasites n’est pas possible. En réalité, il faudrait que l’expérimentateur.ice crée ex nihilo plusieurs revues de recherche, spécialisées dans différents champs disciplinaires, et observe les réactions en peer review pour chacun des articles publiés, afin de vérifier les différences entre elles. Et même ainsi, il paraît difficile d’être capable de neutraliser les différences méthodologiques entre champs, qui fausseraient probablement les résultats.
La troisième faiblesse du canular est la mauvaise qualité de l’échantillonnage. Pour le canular Sokal, c’est assez clair : un seul article a été publié dans une seule revue. Ce n’est pas suffisant pour considérer que cette revue est représentative du champ, et ce d’autant plus qu’elle n’avait pas de peer review.
Si Sokal ne tombe pas dans cet écueil, c’est le cas de Pluckrose, Lindsay et Boghossian, dont la justification selon laquelle les revues qui ont refusé leurs articles représentent leur groupe de contrôle ne peut pas être valide, puisqu’elle supposerait qu’iels ont fait une erreur dans le choix de leur population – ce choix étant une erreur car il ne permet pas de tester convenablement l’hypothèse de départ. En effet, considérer que les deux groupes testés sont la sociologie et les revues de minority studies pour en déduire que les théories défendues dans ces dernières ne sont pas scientifiques oublie d’une part que les méthodologies peuvent différer entre les deux disciplines, d’autre part que la sociologie aussi analyse les mécanismes de domination.
Cela étant, il est intéressant de voir que le groupe témoin existe, d’une certaine façon. En effet, d’autres sciences ont été touchées par des canulars de ce genre. La liste entière est ici : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_scholarly_publishing_stings. Ont donc été touchées des sciences comme les mathématiques, l’informatique, la physique, la chimie, la médecine ou encore la psychologie. Autant de sciences qui auraient dû être épargnées par la mode « postmoderne » décriée par Sokal et ses successeurs. Remarquons qu’en chimie, l’article canular a été proposé en 2013 à 304 revues en accès libre, et que 157 d’entre elles l’ont accepté, ce qui représente, pour ce que j’en sais, la plus vaste opération de canular dans des publications scientifiques jamais faite à ce jour.
Autrement dit, l’hypothèse de base de Sokal et de ses successeurs paraît difficilement vérifiée. En revanche, il est vrai que l’ensemble de ces canulars semble révéler des problèmes dans le mode de production actuel de la recherche scientifique, et je ne doute pas qu’il serait intéressant d’investiguer en ce sens.
Enfin, la quatrième faiblesse du canular est l’absence d’un protocole de recherche explicite. Si des protocoles avaient été développés, il est probable que les faiblesses que je viens de présenter aurait pu être réduites, voire évitées. En outre, la critique aurait pu alors se porter sur le terrain scientifique et sur la méthodologie. En son absence, il faut reconstituer le protocole a posteriori, ce qui pose de potentiels soucis d’interprétation des résultats des auteur.ice.s.
Pourquoi le canular de Sokal possède-t-il ces faiblesses ? Tout simplement parce qu’il n’a pas pris en compte le fait que la méthode scientifique classique n’était pas nécessairement opérante dans certains cas, et qu’il fallait se renseigner sur les méthodes développées par d’autres sciences pour contourner ces soucis. Je présume que la science la plus appropriée pour cela serait la psychologie sociale.
Le canular de Sokal n’est donc pas une expérience scientifique. Le canular Sokal squared, bien qu’il soit plus développé, ne l’est pas non plus. Ces deux canulars ne représentent donc pas une preuve scientifique et ne permettent donc pas de confirmer (ou d’infirmer) les hypothèses soi-disant testées par Sokal et ses successeurs.
Tout ce que nous pouvons dire est qu’ils ont permis à leurs auteur.ice.s de basculer dans un biais de confirmation : iels ont sous-estimé la nécessité d’avoir un protocole rigoureux car leurs premiers résultats confirmaient leurs hypothèses de départ sur la non-scientificité des théories « postmodernes ».
La faiblesse du canular et les règles de la discussion scientifique
Une question qui se pose est dès lors : pourquoi les canulars fonctionnent-ils dans le cadre de la recherche académique, et surtout dans autant de champs disciplinaires ? Une des réponses possibles nous est fournie par les outils de la sociologie des sciences d’une part, de la sociolinguistique d’autre part.
La recherche académique représente une communauté avec certaines normes qu’il faut respecter pour intégrer, et les chercheur.se.s se reconnaissent entre elleux entre autres par l’utilisation d’un certain type de langage. Intéressons-nous à une norme en particulier, l’éthique en recherche.
Les articles reçus par les revues sont supposés être écrits de bonne foi. Lea peer reviewer va s’intéresser à des questions de méthodologie, de revue de littérature, d’argumentation au sein de l’article, d’intérêt des résultats pour l’avancée de la recherche, mais ne va pas tenter de reproduire les résultats – iel n’en a d’ailleurs pas souvent les moyens ou le temps. On considère que les résultats sont voués à être examinés ensuite, après la sortie de l’article, par d’autres chercheur.se.s, et sur le temps long. La peer review n’est pas censé vérifier si les données sont truquées ou non.
Ajoutons à cela l’utilisation de codes de langage précis dans les champs de recherche (vocabulaire spécifique, auteur.ice.s de référence à citer…) : une fois le coût d’acquisition de ces codes de langage payé, il n’est pas très difficile de donner l’impression de faire partie du groupe de référence (ici, le champ de recherche visé par le canular) et donc d’y être accueilli à bras ouverts, quel que soit le contenu exact de ce que l’on dit. Mais cela n’est pas propre à certaines disciplines : c’est le cas pour toutes les sciences, quelles qu’elles soient.
Cela explique que le canular ne puisse pas avoir un statut de preuve scientifique : en remettant en cause un des principes de base de l’éthique en recherche, il crée une situation qui n’est pas prévue et donc par traitable par les mécanismes de contrôle de publication ordinaires. Cela aurait autant de sens que de prétendre prouver que la gravitation n’existe pas à partir d’une expérience en vol zéro G.
Par ailleurs, les recherches contemporaines en psychologie sociale (mais aussi en sociologie, etc.) sont strictement encadrées lorsqu’elles impliquent des êtres vivants : elles prévoient l’accord de l’université, de respecter les dispositions législatives existantes, et accordent une place importante aux participant.e.s des expériences, en leur faisant par exemple signer des formulaires expliquant qu’iels donnent leur accord. Les canulars de Sokal et de ses successeurs ne respectent évidemment pas ces exigences, ce qui a aussi tendance à les discréditer dans une sphère académique. Par extension, il n’est pas surprenant, quoi que l’on en pense, que Peter Boghossian ait été confronté en janvier 2019 à une procédure disciplinaire de la part de son université : https://www.chronicle.com/article/Proceedings-Start-Against/245431
Enfin, le canular pose une question simple : pourquoi ses auteur.ice.s y ont-iels recours, au lieu de respecter les règles de la discussion scientifique et de critiquer par voie d’articles interposés des théories qu’iels critiquent ? Cela ne peut que créer une suspicion : iels ne seraient pas capables d’y répondre rationnellement et d’apporter de réelles réponses aux champs critiqués. Un contre-argumentaire possible serait que les champs critiqués ne répondent de toute façon pas aux exigences épistémiques qu’iels défendent : mais alors, qu’apporte au juste le canular, qui ne peut être que discrédité de la même façon, et ce sans nécessairement valider les positions de ses auteur.ice.s ?
L’absurde est-il évident ?
Enfin, intéressons-nous à une affirmation des auteur.ice.s des canulars : iels ont volontairement écrit des choses absurdes. Et cet absurde, censé se voir immédiatement, aurait dû alerter les reviewers. Je l’ai déjà dit, c’est là ne pas comprendre l’usage des codes de langage d’un domaine et les attendus d’une publication scientifique.
Certain.e.s pourraient être tenté.e.s de dire qu’il s’agit alors là de bon sens et que les peer reviewers devraient tout de même identifier les aberrations proposées par un canular. Dans le cas du canular de Sokal, la question ne se pose pas, puisqu’il a choisi une revue sans peer review (je ne sais pas si c’est volontairement ou non, mais laissons-lui le bénéfice du doute). Remarquons tout de même que cela a fait partie de son argumentaire après la sortie du canular. Dans celui de Sokal squared, la question peut se poser plus directement.
Ce qui m’amène a me poser une question : l’absurdité des propositions écrites par les auteur.ice.s des canulars sont-elles évidentes ? Certes, il paraît improbable que Sokal soit ce singe qui, mis devant une machine à écrire, taperait au hasard et réussirait à écrire Les Misérables. Donc je ne défends pas l’idée qu’il aurait écrit à son insu un texte signifiant et de qualité, qui aurait apporté à la recherche.
En revanche, un des problèmes de Sokal et de ses successeurs reste le jugement. Iels ne font pas partie des champs qu’iels critiquent et ne cherchent pas particulièrement à les comprendre, à percevoir leur logique et leur structuration internes. Iels produisent donc des discours qui ont suffisamment de termes de référence pour disposer favorablement des lecteur.ice.s issu.e.s du champ, qui s’attacheront plus à savoir si ceux-ci sont présents qu’autre chose. Quand on est suffisamment immergé.e dans un champ, ce que l’on trouve absurde devient différent de ce que trouvent celleux qui n’y sont pas. Par exemple, un.e spécialiste en mathématiques pourra trouver passionnante la preuve du grand théorème de Fermat, alors qu’un.e profane trouvera absurde de passer des années entières à le prouver.
Par ailleurs, de façon plus générale, il y a une sous-estimation de la capacité des gens à trouver du sens dans un texte. Passons par une métaphore, à travers le concept de paréidolie : en observant des nuages, on peut y trouver des formes et des images. Mais pourquoi un cumulus ressemblerait-il à un chien ou une licorne ? Plusieurs propositions existent, mais tournent surtout autour du biais de confirmation et des mécanismes de reconnaissance de forme. Autrement dit, l’esprit humain cherche une structure signifiante en se raccrochant à ce qu’il connaît déjà. Le même mécanisme fonctionne dans la lecture d’un texte : on lit tel et tel mot et on fait des connexions automatiques : la création du sens est quasiment automatique, et nécessite un effort pour s’en détacher. Remarquons que ce mécanisme fonctionne aussi lorsque l’on est critique d’un texte : voir tel ou tel mot conduit à faire des liaisons avec des critiques précédentes, et donc parfois à rejeter toute une partie du texte sans l’étudier en détail. Par exemple, combien de lecteur.ice.s de cet article auront réagi d’office à la présence d’une écriture inclusive et auront donc refusé de continuer à lire et de s’intéresser au propos ?
Pour autant, il n’est pas possible de condamner d’office la création de sens dans un texte. Elle est de toute façon inévitable, et ne peut pas se dissocier de la communication. Se méfier de cette tendance ne signifie pas qu’il faille la rejeter en bloc d’office – si tant est que ce soit possible. En outre, cette création de sens est porteuse d’opportunités : elle ouvre la voie à d’innombrables interprétations, à la recréation constante des textes, et donc offre la possibilité de discussions sans cesse renouvelées à partir de ceux-ci[4]. Remarquons d’ailleurs que dans le cas qui nous préoccupe, si un.e reviewer suppose que les auteur.ice.s d’un article sont de bonne foi, la création de sens va dans le sens du principe de charité épistémique, puisqu’elle devrait a priori créer un sens proche de celui voulu par les auteur.ice.s.
Cela étant, je ne dis pas que les reviewers n’auraient pas dû voir les erreurs des articles. Mais je ne suis pas surpris qu’iels ne les aient pas vues, eu égard aux conditions de peer review existant aujourd’hui (bénévolat, manque de temps…) et au fait que la mauvaise foi ne fasse structurellement pas partie des hypothèses envisagées lorsque l’on reçoit une proposition d’article de recherche.
Conclusion
Nous venons donc de voir pourquoi le canular scientifique n’est pas une preuve scientifique ou rationnelle et d’essayer de trouver quelques pistes de réponse expliquant pourquoi il peut être accepté en pratique.
Pour ma part, ma conclusion est qu’il n’est pas possible de tirer de réelles conclusions d’un canular tel que celui de Sokal en sciences.
En soi, ce n’est pas forcément un souci, et des expériences non scientifiques peuvent sans nul doute nous apprendre bien des choses sur la réalité sociale. Seulement, combien de défenseur.deresse.s de Sokal se revendiquent-iels au juste de la science ? Combien ne jurent que par les expériences en double aveugle ? Combien critiquent des faits ou des analyses perçus comme « non scientifiques » parce qu’ils n’ont pas fait l’objet d’articles publiés dans des revues académiques ?
Autrement dit, l’utilisation du canular de Sokal dans un discours argumentatif paraît peu pertinente, car il ne représente pas une preuve scientifique probante. Une critique des sciences sociales contemporaines qui serait fondée sur lui n’aurait aucun fondement rationnel.
A venir : Perspective sur Impostures Intellectuelles
Vinteuil
Merci à Ce n’est qu’une théorie pour l’idée d’utiliser la paréidolie pour expliquer les questions de sens du texte.
[1] Dans le sens anglais du terme. Pour qu’il n’y ait pas de confusion, je ne traduirai pas race studies dans le reste de ce billet.
[2] Il s’agit là d’une hypothèse privilégiant le principe de charité. Une autre possibilité serait que ces partisans surestiment l’impact qu’avait Social Text à l’époque pour valoriser l’affaire Sokal.
[3] Il est assez ironique que la défense de Sokal contre les critiques provenant du camp qu’il attaquait en 1996 soit devenue pertinente contre ses propres disciples aujourd’hui.
[4] C’est d’ailleurs une donnée qu’ignorent – volontairement ou non – les adeptes d’une lecture littérale des textes, qui se trompent ainsi souvent dans leurs critiques sur lesdits textes.
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