La croyance en un monde juste est un « biais cognitif » qui anime et sous-tend plus ou moins consciemment nombre de positions politiques. Pour la maintenir, celleux qui y adhèrent doivent notamment nier, minimiser voire justifier les discriminations sociales, à l’image des platistes qui partent de la prémisse que la terre est plate pour conclure « logiquement » que les photos de la NASA sont truquées : puisque le monde est juste, donc toutes les discriminations sont soit inexistantes, soit épiphénoménales, soit légitimes. Ainsi, le victim blaming est un produit direct de cette croyance : puisque les victimes de viol ne peuvent être les jouets de l’arbitraire, c’est donc qu’iels ont quelque responsabilité dans leur infortune.
Mettre en avant ces injustices auprès de celleux qui adhèrent à cette grille de lecture pour les convaincre qu’il faut y remédier est donc inopérant, puisqu’iels nient la légitimité de le faire, et il faut donc préalablement remettre en question cette croyance par d’autres voies. Incidemment, tout comme pour les scientistes, il faut donc également renoncer aux apports des sciences sociales…
Toutefois, il reste possible de démontrer en quoi cette croyance est fausse sur le plan de la logique, et à l’aide des outils de l’esprit critique.
La méritocratie, une fable commode
La croyance en un monde juste est notamment au cœur de l’idée qu’une organisation sociale méritocratique (c’est à dire où les individus qui réussissent sont celleux qui ont travaillé dur, ou ont été plus déterminé·e·s ou talentueu·x·ses que les autres, où chacun·e mérite ce qu’iel obtient, et chacun·e obtient ce qu’iel mérite) serait possible, souhaitable, voire même d’actualité. Une société qui se pense méritocratique, niant ou légitimant les discriminations, est donc traversée d’aprioris sexistes, racistes, LGBTphobes et validistes, considérant que chacun·e ne peut que mériter son sort d’une manière ou d’une autre.
Or cette notion repose sur un raisonnement circulaire :
- la preuve que nous vivons dans une méritocratie, c’est que seul·e·s les plus méritant·e·s réussissent.
- la preuve que seul·e·s les plus méritant·e·s réussissent, c’est que nous vivons dans une méritocratie.
Nous faisons le constat que certain·e·s réussissent et d’autres non. Si nous partons du principe (et derrière chaque raisonnement circulaire se cache une pétition de principe) que c’est nécessairement le reflet de leur mérite respectif sans éliminer d’autres facteurs (comme par exemple le hasard ou la tricherie), nous sommes victimes du biais du survivant et sommes condamné·e·s à persister dans cette croyance sans moyen de la remettre en question. Une course sans contrôle anti-dopage et où chacun·e a une ligne de départ différente ne reflète le mérite d’aucun vainqueur.
Ainsi, le principe même de la propriété lucrative consiste à « récompenser » le simple fait de posséder un bien, quel que soit le mérite lié à façon dont celui-ci a été obtenu (les diverses façons d’acquérir un bien, achat, legs, saisie, extorsion ou vol, relèvent de mérites assez disparates, elles sont pourtant récompensées uniformément). On aura du mal à considérer, sous quelque angle que ce soit, que Liliane Bettencourt a fait preuve d’un mérite quelconque pour hériter de sa fortune considérable (fortune qui retrouve ici son plein sens étymologique). Pire encore, comme le montre le livre de Thomas Piketty, le capital génère plus de bénéfices que le travail, la méritocratie dans laquelle nous vivons censément verrait-elle donc plus de mérite à posséder du capital qu’à travailler ?
Outre qu’il est manifeste que les plus méritant·e·s sont loin d’être les seul·e·s à réussir, qu’iels sont loin de tou·te·s réussir, que la réussite est loin d’être proportionnelle au mérite, et que l’égalité des chances n’est elle-même qu’une vue de l’esprit, la notion même de mérite est logiquement inopérante pour quiconque applique le matérialisme méthodologique et considère que l’univers est déterministe. Celleux qui adhèrent à cette croyance devront donc renoncer soit à la notion de mérite, soit à la grille de lecture matérialiste d’un univers déterministe pour résoudre une dissonance cognitive.
Ajoutons à cela le fait que la notion même de méritocratie est née d’une œuvre satirique (qui a donc mal tourné à l’image des protocoles des sages de Sion), et il ne devrait pas en falloir plus pour la considérer pour ce qu’elle est : une légitimation de l’ordre établi qui bénéficie à celleux qui s’en tirent le mieux tout en promettant des lendemains qui chantent à celleux qui s’en tirent moins bien histoire qu’iels s’accommodent de leur sort plus facilement (il faudrait, là aussi, envisager que, quand bien même serions-nous tou·te·s maximalement méritant·e·s, nous ne pourrions pas tou·te·s être PDG de la plus grosse entreprise du monde).
Plus les personnes sont privilégiées, plus forte sera leur propension à adhérer à la croyance en un monde juste, ce qui s’apparente à l’erreur fondamentale d’attribution.
Pour sauver l’insauvable, d’aucun·e·s diront peut-être qu’exception faite de toutes les exceptions, sans tenir compte de celleux qui bénéficient de raccourcis ni de celleux qui subissent des embûches supplémentaires, on est quand même bien dans un système méritocratique pour tout le reste. Déjà, ne pas tenir compte des discrimination pour pouvoir juger que le système est équitable relève du pur biais de confirmation, et ensuite, même en faisant exception des exceptions le système n’a toujours rien de méritocratique : quel mérite y a t-‘il à être plus intelligent·e ou à avoir la capacité d’être travailleur·euse ? Ce sont là des états de fait auxquels personne n’est pour quoi que ce soit. Et pour ce qui est de se focaliser sur les exceptions, les partisan·e·s de la méritocratie le font sans arrêt sur les rares « success stories » de gens partis de « zéro ».
Au delà, il faut croire à l’illusion du libre arbitre pour accorder du crédit à la notion de mérite, or, depuis les expériences de Benjamin Libet et ses divers avatars, il se dégage un consensus chez les neurologues : le libre arbitre n’existe pas (et il est lui-même logiquement inopérant : on ne peut pas « décider de décider » sans parler de la régression à l’infini qui s’en suivrait, nous ne décidons pas du chemin que prendra un échange électro-chimique entre nos neurones, c’est le chemin que prendra un échange électro-chimique entre nos neurones qui nous décide, et affirmer qu’on aurait pu « faire un autre choix » est une hypothèse irréfutable par définition).
Il est certes très violent de considérer que la place qu’on a dans le monde n’a aucune légitimité et n’est due qu’à la chance, et partant que notre contrôle sur nos destinées est bien illusoire, mais ça n’est guère moins violent de considérer que des êtres humains peuvent mériter de mourir de faim ou de froid « parce qu’iels n’ont pas fait ce qu’il fallait pour l’éviter » (alors même qu’on dépense sans compter pour des opérations de sauvetage — si ce n’est des migrants en Méditerranée, au moins des mineurs au Chili, ou encore des amateurs d’escalade, de spéléologie ou de navigation en perdition — et que même les criminel•le•s bénéficient de plus d’humanité, toutes proportions gardées, de la part de la société).
En 2012, l’INSEE dénombrait 141 500 personnes sans domicile. En 2018, 566 personnes sont mortes dans la rue en France, leur moyenne d’âge était de 48 ans.
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