Dans mon précédent billet, j’avais montré que les sexes sont une construction sociale, c’est-à-dire a dire que ce que l’on met dans les catégories hommes et femmes résulte de nos préconceptions de ce que sont les hommes et les femmes, et notamment que certains des critères de définition sont retenus (l’attention aux autres) ou non (la taille) de manière tautologique, c’est-à-dire pour des raisons normatives, et aussi à cause d’une perception probablement plus binaire des critères retenus que ce qu’ils ne sont réellement. Et cela vaut même pour les critères les plus « biologiques », car lorsque l’on demande aléatoirement aux gens ce qui défini vraiment le sexe, certains répondront le caryotype, et d’autres répondront les organes génitaux, et dans ce contexte des personnes dont les deux ne matchent pas seront vues comme des « anomalies», ce qui nous fait bien retomber sur la dimension normative du problème. Bref, il n’y a pas de critère qui fasse consensus dans la sphère publique, et pour lequel il n’y aurait aucun ‘cas particulier’ qui nous permettrait de percevoir ce critère comme ‘totalement satisfaisant’.
Pour enfoncer un peu le clou, vous connaissez peut être un peu la phylogénie, qui consiste à classer le vivant sur la base des parentés génétiques (les espèces plus proches génétiquement forment des clades). Avant, on retraçait les liens de parenté sur la base des caractères morphologiques, et ça avait tendance à donner beaucoup de poids à ce qu’on voyait le plus / évaluait subjectivement comme étant important. Lorsqu’on a pu génotyper les êtres vivants à grande échelle, ça a révolutionné la classification du vivant, car on s’est mis à effectuer la classification en utilisant directement les similarités et différences génétiques, et au final, on s’est rendu compte que ce qui pouvait sembler important à première vue pouvait conduire à des regroupements pas toujours efficaces.
Pour le sexe, c’est près d’un tiers du génome qui serait impliqué à divers niveaux dans le déterminisme du sexe. C’est pour dire à quel point c’est multidimensionnel. Et pourtant, on utilise qu’une seule caractéristique pour déterminer si une personne est un garçon ou une fille, à la naissance et pour l’état civil : la présence d’un pénis ou d’un vagin.
Certains écarts à la norme statistique sautent peut être moins aux yeux que d’autres. Si on part de XX/XY comme référentiel alors il y a des exceptions : gonadiques, génitales, hormonales –et il y a beaucoup d’hormones donc une dimension par hormone, neuronales -si le genre à une composante génétique, cellulaires (il y a des indices d’un fonctionnement cellulaire en moyenne un peu différent entre les sexes) et encore d’autres dimensions. Du coup ça a quelque chose d’arbitraire de dire « telle personne rentre mal dans les catégories de sexe par qu’iel à un micropénis » mais pas « telle personne rentre mal dans les catégories de sexe par qu’iel à un microrécépteur (cellulaire) ». On base l’état civil sur des trucs qu’on voit, ça a du sens, mais c’est juste bien de réaliser que c’est pas parce qu’on le voit que c’est plus important que des trucs qu’on voit pas, et qu’en fait, pourquoi pas utiliser d’autres critères, si ce n’est… parce ce que c’est parce qu’on a toujours fait ainsi, et que c’est un proxi accessible pour connaitre les caractéristiques de la personne dans les autres dimensions ?
Or, ça mérite d’y réfléchir au moins une fois. D’un point de vue scientifique, si on se demande quels critères précisément devraient être retenus pour définir les catégories, sur quoi faudrait-il s’arrêter? Certains répondent déjà qu’il faut des critères pour lesquels les exceptions sont rares, mais on a déjà vu dans le précédent billet que cela pose ensuite la question de la limite à fixer pour le ‘rare’, qui est subjective et nous fais souvent retomber dans la dimension normative. D’autres répondent que les catégories homme et femme, ce sont les produits de la sélection naturelle, et donc c’est ce qui justifie ces deux catégories, et les contours qu’on doit leur fixer. Quitte à grossir un peu le trait comme le fait Éric Vilain dans le journal du CNRS :
« Les états intermédiaires des différents sexes biologiques sont […] souvent associés à une infertilité, ce qui, d’un point de vue évolutif, les condamne à une impasse, argumente le chercheur. Mettre sur le même plan les deux sexes biologiques largement majoritaires, et les sexes intermédiaires très faibles numériquement, n’est pas raisonnable. » 1.
Souvent comment ? Si on compte toutes les personnes trans en plus des personnes intersexes (et je ne compte pas les personnes cis qui s’écartent de la norme statistique dans des dimensions moins visibles), je pense que le nombre de personnes qui ne se retrouvent pas dans les catégories de sexe attribuées à la naissance ET sont quand même fertiles sont quand même assez nombreuses. Oui, ‘assez nombreuses’, c’est vague et subjectif. Comme ‘souvent infertiles’. De plus d’après ce critère, si les hommes plus attentifs à leur progéniture ont une meilleure valeur sélective (leurs enfants survivent mieux), alors ça en fait d’avantage des hommes ? Remarque, ça m’arrangerait assez. Mais bon, le problème, c’est que bien malin celui qui saura prédire ce que sélectionne actuellement (et sélectionnera) la sélection naturelle. L’effet de la sélection naturelle n’est pas unidirectionnelle dans le temps et l’espace, et en particulier, ce n’est pas parce qu’un phénotype est rare, qu’il n’est pas sélectionné. C’est un petit peu plus compliqué que ça, car tout phénotype est rare, avant d’avoir été sélectionné. Les hyènes ont un phallus, c’est bien la preuve que du point de vue de la sélection naturelle… ce n’est pas le vagin qui fait la femelle. C’est d’autant plus complexe dans un contexte de changement environnemental, et nous sommes justement dans un tel contexte. L’idéal d’après la sélection naturelle n’est connu que de la sélection naturelle2.
Bon. Quel critère, donc ? Et bien, je dirai que cela dépends des objectifs du travail scientifique que l’on effectue, et comme n’importe quelle variable que l’on étudie, de la manière dont on veut utiliser les résultats par la suite. Déjà, j’ai totalement occulté la catégorisation biologique du sexe que moi, j’ai apprise a l’université, en filière « biologie des organismes ». Mais qui est peu connue du commun des mortels. D’après cette définition, chez une espèce sexuée, la femelle est l’individu qui produit les gros gamètes (chez l’humain, l’ovule), et le mâle celui qui produit les petits gamètes (chez l’humain, les spermatozoïdes). Cette définition a l’avantage d’être applicable à l’ensemble des espèces sexuées, des plantes à fleur aux gallinacées, c’est-à-dire les poules (même si ces espèces ne font pas l’algèbre et n’ont ni chromosomes X ni chromosome Y). Cette ligne de scission là est assez intéressante en biologie des organismes, parce qu’elle forme une sorte de repère autour duquel on peut étudier l’évolution de l’investissement parental. Cependant, il serait utile de se demander si cette définition serait la meilleure à adopter, par exemple en médecine, où l’on voit poindre depuis peu un appel a effectuer une médecine « sexuée », c’est-a-dire qui prenne en compte les différences entre « sexes ». On s’en doute, on ne parle pas ici de la différence entre ceux qui produisent des petits ou des gros gamètes. Même s’il y a des chances que ce soit un peu corrélé. L’idée ici est plutôt que le risque d’avoir une maladie, pour une personne, pourrait dépendre de ses organes, ses hormones, sa physiologie, etc. Or… question, quel est le critère de définition du sexe qui permettra le mieux de prendre en compte ces effets? Par exemple, une femme qui souffre d’hyperplasie congénitale (une condition virilisante) a t’elle une physiologie plus proche de celle des individus qui comme elle sont XX, ou plus proche des individus XY? J’ai envie de dire : pour certaines maladies, c’est les productions hormonales qui moduleront les risques. Mais pour d’autres, c’est uniquement le comportement en société qui sera important (parce que modulant l’exposition aux facteurs de risque). Pour d’autres encore, ce sera une combinaison de facteurs physiologiques et de facteurs d’exposition, qu’il faudra prendre en compte pour mesurer le risque d’un individu. Ainsi, des travaux en médecine qui se limiteraient, par exemple, a l’état civil pour classifier les individus étudiés comme homme ou femme pourraient bien passer a côté des variables réellement intéressantes. Le sexe n’est en fait qu’un proxi (un indicateur indirect), et mener des études en éclatant la variable sexe en variables organes génitaux, taux hormonaux, identification de genre, etc., serait au final beaucoup plus informatif, et permettrait d’utiliser les résultats de manière beaucoup plus directe et précise, même pour les personnes qui ne rentrent pas très bien dans les catégories mal définies d’ « homme » et « femme ».
Alors certes, ça implique beaucoup plus d’efforts, surtout que ces variables sont fortement corrélées (il va falloir stratifier… donc augmenter les tailles d’échantillon… donc augmenter les budgets). Mais c’est un peu comme quand on s’est rendu compte que l’on ne pouvait pas se contenter d’utiliser les mâles comme modèles d’étude (ce que l’on faisait parce que le mâle, c’était l’humain par défaut, n’est ce pas). En faisant cela, on perdait énormément en informations. On définissait une symptomatologie non applicable aux femmes (infarctus) et on a mis du temps à réaliser que les doses efficaces des médicaments étaient différentes, également. En parlant de l’importance de faire une médecine différenciée ‘par sexe’, sans même préciser quelles catégories de sexe on parle, comme si cela allait de soit, on considère en fait que les hommes et les femmes sont les deux types d’humains par défaut, et que ce qui en sort est anormal. Le risque que je vois poindre, moi qui enseigne les statistiques en formation continue en santé publique, c’est que les personnes qui ne rentrent pas dans ces boites normatives seront carrément exclues des études… pour ne pas « compliquer les choses» ou « brouiller le signal » ! On est en train de reproduire exactement la même erreur, à une nouvelle échelle : on perd en informations, et des personnes seront lésées. Et ces personnes ne sont pas seulement les personnes trans et intersexuées. Il y a pléthore de femmes et d’hommes qui s’éloignent de la moyenne des individus qui ont le même caryotype qu’eux, pour se rapprocher de la moyenne de ceux qui ont « l’autre » caryotype (et pour ceux-là, une médecine indifférenciée est en l’état actuel des choses plus bénéfique).
Au final, de la même manière que l’astronomie n’a plus besoin du concept de planète, il est bien possible que la médecine n’ait plus besoin du concept de « sexe ». Et qu’à la place, elle ait besoin de se demander un peu plus… quelles sont les variables ou proxi sensibles et spécifiques qui sauveront le plus efficacement (et équitablement) des vies3.
Remerciements
Merci à Clément, Thomas Del, Sylvain, Nathanaël, Camille et tous les autres, pour les échanges et discussions, les opportunités crées pour les échanges et discussion, et leurs encouragements. Et même merci à Peggy Sastre, qui bien qu’elle ne fasse pas l’unanimité, est celle dont les articles ont initié ces réflexions chez moi (Y a des gens qui sont pas cités ici mais le seront dans le prochain billet ).
Notes
1. On notera que le « n’est pas raisonnable » est un appel au bon sens, qui est un argument fallacieux.
2. Oui, en vrai, il y a des méthode pour savoir, je sais, mais ceux qui le savent, savent aussi que si on veut mesurer ça pour définir les sexes, ça va être coton.
3. J’ai conscience que dans une situation d’urgence, le proxi apparence physique est plus facile à mesurer que le proxi niveau de testostérone. Cependant, hors situations d’urgence, ça mérite vraiment réflexion. On n’est pas obligé d’exclure la variable agrégée qu’est le sexe des analyses, mais dans ce cas, il faut vraiment explicitement en définir les contours, notamment les critères d’inclusion et d’exclusion, et pour des raisons évidentes d’équitabilité face aux soins il faut que les catégories définies soient exhaustives c’est à dire que tout individu soit dans l’une des catégories définies.
Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’autrice, publié originellement sur Ce n’est qu’une théorie