Il y a quelques jours, certains milieux féministes sur Facebook étaient en ébullition après la parution d’un nouvel article de Peggy Sastre sur Brain Magazine. Pour expliquer cette levée de bouclier, il faut rappeler qui est l’autrice et quelle est sa position sur l’échiquier idéologique (anti)-féministe.
Elle est détentrice d’un doctorat de philosophie portant sur la généalogie de l’éthique et l’origine des comportements moraux telles que pensées par Nietzsche et par Darwin. Cette trame évolutionniste semble traverser de part en part son parcours intellectuel, puisqu’en tant que journaliste-autrice, elle développe le concept d’évoféminisme, qui se veut un féminisme basé sur des connaissances et des analyses évolutionnistes (au sens de Darwin), plutôt que sur des analyses sociologiques. Il se dit aussi non dogmatique et non figé, et ouvert à modification si des faits solides viennent contredire une de ses propositions, comme une tentative de produire un « féminisme scientifique », prétendument non idéologique. Cette filiation à un certain idéal scientifique, dont la théorie de l’évolution est un archétype, a par exemple amené Peggy Sastre à expliquer que les violences conjugales ou le viol peuvent être vues comme un sous-produit de l’évolution humaine. Bien qu’elle ne semble pas excuser ni tolérer ces agissements — elle se contente juste d’en donner une possible explication évolutionniste — elle critique cependant certaines positions du féminisme constructiviste, et notamment le concept de culture du viol. Cela explique les raisons pour lesquelles elle est décriée par beaucoup de féministes aujourd’hui en France.
Son dernier article en date est un cas d’école : elle déclare que la fréquence des rapports sexuels est en déclin chez les Millennials (individus nés entre 1980 et 2000) par rapport aux générations antérieures, à cause du féminisme constructiviste et de la dénonciation de la culture du viol qui d’après elle fait régner un climat de suspicion et de susceptibilité sur les campus.
Il y aurait de multiples critiques proprement féministes à faire sur le contenu de son article, notamment sur la manière dont elle détourne le concept de culture du viol pour le caricaturer, mais je vais me limiter ici à une analyse plus conceptuelle de ses méthodes argumentatives. Entre autres, je propose de mesurer la cohérence scientifique de son propos, ainsi que la prétendue neutralité axiologique dont elle se réclame. Pour cela, dans ce billet je compte montrer les deux points suivants :
1) que son énoncé principal est faux : le déclin du nombre de rapports sexuels ne peut pas être imputé aux possibles tensions issues de la lutte féministe contre la culture du viol
2) qu’elle fait passer son agenda politique anti-constructiviste avant la déontologie scientifique, en « oubliant » par exemple de préciser que ses sources et son discours ne sont propres qu’au débat américain, et non européen
Dans son article, Peggy Sastre semble sous entendre que les Millennials ont moins de sexe que les générations précédentes, à cause des tensions dont le féminisme serait responsable sur les campus. Les hommes n’oseraient plus draguer les femmes, sous peine de se faire accuser de violeur en puissance. La « bien-pensance » aurait investi les campus et aurait rendu les jeunes et leurs relations totalement névrosées. A l’appui, Peggy Sastre indique une étude sortie au début de l’année 2017 (on peut y accéder en copiant-collant le lien dans sci-hub.tw); étude qui dirait, selon elle, que la fréquence des relations sexuelles n’a jamais été aussi basse aujourd’hui parmi les jeunes Millenials. Elle semble dans le reste de l’article ne faire référence qu’aux jeunes célibataires, et elle justifie la baisse de fréquence dans cette population par la prétendue susceptibilité autour de la culture du viol. Ce lien logique mérite qu’on s’y arrête un moment. Car bien que Peggy Sastre dise vrai lorsqu’elle annonce que la fréquence des rapports sexuels est au plus bas aujourd’hui, elle a tort lorsqu’elle prétend que cela touche les célibataires.
En effet, ce que fait précisément l’étude, c’est qu’elle prend en compte à la fois les individus mariés et les non mariés en leur demandant la fréquence des rapports sexuels à l’année. Les résultats sont que :
- les personnes mariées ont moins de sexe qu’avant, et ce depuis 2000, indépendamment de l’âge
- les personnes non mariées ont moins de sexe que les personnes mariées car pas de partenaire stable
Le déclin global observé dans la fréquence des rapports sexuels chez les Millennials s’explique principalement parce qu’elles et ils se marient plus tard (donc partenaire stable plus tardif), et parce que les couples mariés ont moins de sexe ! Par contre, l’étude précise que les personnes non mariées ont toujours autant de rapports sexuels que les générations précédentes (page 10). L’argumentaire de Peggy Sastre s’effondre dès lors, car la baisse des rapports sexuels sur les campus dont elle fait état (entre individus a priori non mariés) n’est en fait pas avérée. Le féminisme et le prétendu climat de susceptibilité empêchant les gens de profiter du sexe de manière « libérée » n’est donc pas jusqu’à preuve du contraire à remettre en cause.
Le deuxième point évoqué, déjà illustré par l’argumentaire éronné que l’on vient de mettre en exergue, est la mise en question de la prétendue neutralité axiologique de Peggy Sastre. Je déplore qu’elle ait gardé sous silence le fait que ses sources et ses propos n’appartiennent qu’à un débat américano-américain, et n’a encore aucun ancrage en France. Pour resituer les choses, un petit retour en arrière s’impose. Depuis les années 60, l’université américaine s’est révélée très poreuse aux apports des philosophes français qu’on appelle post-structuralistes (Foucault, Derrida, Deleuze, etc). Cela pour plusieurs raisons : parce que ces philosophies continentales sont des impensées aux Etats-Unis, et donc portent en elles un caractère novateur, tandis que le contexte socio-historique américain (multiculturalisme militant et résurgence néo-conservatrice) a servi de terreau pour la propagation et la réapropriation de ces idées. Le Foucault et le Derrida américains n’ont pas grand chose à voir avec le Foucault et le Derrida français, et les universitaires américains ont, pour des raisons politiques, sociales et philosophiques, adopté et agrégé ces philosophes en un seul corpus qu’on nomme French Theory.
Au delà de l’université, la French Theory a contribué à un certain renouveau, dans les années 80-90, des luttes féministes américaines (que le féminisme bourgeois pourra qualifier de 3ème vague, et que je préfèrerai qualifier d’intersectionnelles), féminisme qui arrive chez nous depuis les années 2000 via notamment l’utilisation d’internet. Ce féminisme met l’accent sur :
- la parole des concerné-e-s et de leur vécu en relativisant la prétendue neutralité du discours du dominant,
- la mise en évidence de systèmes d’oppression se manifestant autant au niveau des institutions qu’au niveau des comportements individuels,
- ainsi que la manière dont le rapport dominant/dominé est intériorisé en chacun des individus, et comment ceux-ci le gèrent.
Ce féminisme s’appuie sur une tradition sociologique forte qui peut parfois aux Etats Unis mener à des positions théoriques radicales (cela est beaucoup moins le cas en France).
Ces excès ont été critiqués de longue date pour des raisons multiples (conservatisme politique ou joute universitaire par exemple), mais depuis les années 2000, un nouveau courant intellectuel les dénonçant s’est affirmé outre-Atlantique : le nouvel athéisme. Ce courant de pensée a émergé en réaction aux attentats du 11 septembre, aux incursions créationnistes dans les écoles américaines, ainsi qu’aux dérives post-modernistes de la French Theory. Ce courant se veut anti-religieux au sens fort (militant), et scientifique au sens fort (scientiste), en plaçant la « raison » comme vertu cardinale. Il préfèrera donc privilégier une explication évolutionniste à une explication sociologique : il n’est donc pas étonnant que les nouveaux athées se réclament de la psychologie évolutionniste plutôt que de la sociologie. Ce mouvement étant particulièrement présent outre-Atlantique, là où les revendications féministes sont les plus visibles, les nouveaux athées auront donc tendance à critiquer les concepts féministes qu’ils jugeront exagérés voire hystériques et relevant de la croyance, car non basés sur des « faits scientifiques ». Cette critique peut aller de la critique des tentatives d’utilisation du discours inclusif, à la négation pure et simple du concept de genre et du racisme dans l’industrie culturelle américaine. Cela n’est pas fortuit, puisque de par l’histoire de sa création et la sociologie de ses membres, on a pu observer dans ce courant de pensée des tendances sexistes et islamophobes.
D’autre part, les nouveaux athées par certains points d’accord sont philosophiquement proches des milieux libertariens et des tenants du free-speech. En effet, les campus américains sont aussi le lieu de remous politiques faisant collisionner militantisme féministe et défenseurs du free-speech : dans plusieurs universités, plusieurs personnalités invitées à des conférences ont été empêchées de les tenir par des militant-e-s, car promouvant des discours perçus comme réactionnaires. Les militant-e-s féministes et antiracistes outre-atlantique sont donc autant critiqué-e-s par les nouveaux athées pour leur « irrationnalité » que par les tenants du free-speech pour leur tentative de silenciation de certains discours vus comme réactionnaires. Bien souvent les nouveaux athées sont en faveur du free-speech, car ils se présentent comme disant des vérités qui fâchent le « politiquement correct ».
Peggy Sastre, dans son propos et sa trajectoire intellectuelle, s’inscrit donc dans une tradition nouvelle-athéiste de la critique anti-féministe. Cela se voit déjà dans son discours vis à vis du féminisme intersectionnel et de la condition des femmes, pour laquelle elle privilégie une interprétation plus évolutionniste que sociologique. Dans l’article de Brain Magazine, elle cite en particulier Quillette, un web-magazine défendant le free-speech et faisant la part belle à des textes critiquant le constructivisme et la prétendue hystérie du féminisme intersectionnel. Par exemple, Laura Kipnis, déjà citée par Michael Aaron dans l’article de Quillette, remet en doute le fait que 25% des femmes seraient les victimes d’une agression sexuelle pendant leur passage à l’université. Ces chiffres viennent pourtant d’une étude très sérieuse et en confirment d’autres plus anciennes. Peggy Sastre cite par ailleurs très souvent comme référence (pas ici) le psychologue évolutionniste Steven Pinker, qui est une des caution des nouveaux athéistes pour s’opposer au féminisme. Les sources qu’elle invoque, et sa position dans la champ intellectuel et philosophique, sont donc propres au champ politique américain, sans avoir vraiment (jusqu’à preuve du contraire) d’application dans le féminisme français. Ou du moins pas à ce point que l’on puisse insinuer qu’une analyse du contexte américain est transposable en France sans autre précaution, comme elle semble le faire dans son article.
Forte de sa légitimité scientifique et de sa supposée neutralité axiologique, Peggy Sastre à mes yeux pèche ici par un militantisme à rebours de ce qu’on pourrait espérer de la neutralité scientifique. En plus de tirer des conclusions fausses de l’étude servant de base à son sujet, elle s’appuie sur cette mésinterprétation pour avancer des arguments qui servent plus son agenda politique que la neutralité scientifique, en se basant sur des sources dont l’opposition au féminisme intersectionnel est connu et reconnu. Elle semble faire passer les positions théoriques de ce féminisme comme extrêmes et irrationnelles, et aux conséquences malheureuses, au risque d’utiliser pour sa démonstration une stratégie de l’homme de paille qui ne représente aucunement le discours réel, et argumenté, des féministes intersectionnelles.
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Article reproduit du site kumokun.fr avec l’aimable autorisation de l’auteur.