Débats #1 Hasard et déterminisme en biologie de l’évolution

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J’ai une question : pourquoi insiste t’on, aujourd’hui, autant sur la place du hasard lorsque l’on vulgarise l’évolution ? Qu’est ce que cela veut dire lorsque l’on dit : « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» ou « le hasard joue un rôle important en évolution» ? Avant d’y répondre, réfléchissons un peu sur la notion de hasard.

Dans le langage courant, on oppose souvent hasard et déterminisme : ce qui n’est pas « déterminé » a lieu « par hasard». C’est logique après tout : lorsque la probabilité d’avoir un événement donné est de 1 (par exemple la probabilité d’avoir 3 avec un dé 6 faces est de 1 si pour l’obtenir je pose le dé sur la face opposée), on est surs du résultat, « il n’y a pas d’alternative possible», le résultat est déterminé. De cela découle que plus la probabilité d’un événement est faible, plus on à le sentiment de s’éloigner du déterminisme, et plus on a envie de dire qu’il est « dû au hasard» (en accord avec la théorie de l’information, voir e.g. Gauvrit, 2014). Pour illustrer, lorsque vous croiserez votre voisin de pallier sur votre lieu de vacances, vous vous exclamerez assez probablement « ça alors, quel hasard! ».

Si on prend les définitions de ces deux mots, le déterminisme est-il réellement le contraire du hasard ? D’après le Larousse en ligne :

Déterminisme : 1. Théorie philosophique selon laquelle les phénomènes naturels et les faits humains sont causés par leurs antécédents. 2. Enchaînement de cause à effet entre deux ou plusieurs phénomènes.
 

Si on s’en tient à cette définition, est déterminé ce qui a une cause. Est-ce que le hasard est défini comme étant ce qui n’a pas de cause ?

 
Hasard : 1. Puissance considérée comme la cause d’événements apparemment fortuits ou inexplicables : Rien n’a été laissé au hasard. 2. Circonstance de caractère imprévu ou imprévisible dont les effets peuvent être favorables ou défavorables pour quelqu’un : C’est un pur hasard que vous m’ayez trouvé chez moi à cette heure.
 

D’après cette définition, on parle effectivement de hasard pour des événements qui n’ont apparemment pas de cause. Et j’ai mis ce apparemment en italique, car c’est une subtilité qui fait toute la différence : on parle de hasard pour les événements dont la cause n’est pas évidente. Pas seulement pour des évènements qui n’ont pas de cause. Le déterminisme n’est donc pas le contraire du hasard.Prenons un exemple. Si je jette un dé équilibré à six faces, il tombera sur l’une des six faces avec une probabilité égale (1/6e). C’est typiquement du hasard. Pourtant, les processus qui déterminent la face sur laquelle le dé va tomber sont du domaine de la physique : vitesse initiale, sens du jet, gravité, obstacles et réactions aux obstacles. Tout est déterminé dès l’instant où le dé est jeté, même si je ne connais pas l’issu du jet tant que le dé ne s’est pas arrêté de bouger. En réalité, ce que l’on défini la plupart du temps comme étant le « hasard » n’est donc rien de plus que notre « incapacité à prédire » quel événement a la probabilité 1 une fois que le jet est lancé.

A cause de cela, la probabilité d’un événement n’est pas quelque chose d’absolu, mais en réalité, est totalement relative : elle change lorsque l’on a plus d’informations pour la prédire. Reprenons l’exemple d’un lancé de dé. Je vous demande : « Quelle est la probabilité que le dé tombe sur le chiffre 3» ? Réfléchissez.

Ok. Vous avez bien réfléchi ? La grande et immense majorité d’entre vous aura répondu 1/6e. Maintenant je vous donne une information supplémentaire : mon dé a six faces certes, mais il est particulier : chaque face est en double (deux 1, deux 2, deux 3). La probabilité devient 1/3. Vous allez me dire que je triche… mais allons plus loin. Vous avez considéré comme acquis que le dé que j’ai lancé avait 6 faces, alors que je n’ai rien précisé. Vous avez considéré comme très très probable (en fait, vous avez estimé une probabilité=1) que je parle d’un dé six-face classique et équilibré, car c’est le type de dé qu’on utilise « en général». Sans y penser, vous avez calculé une probabilité conditionnelle, celle d’obtenir 3  « sachant que » le dé lancé est un dé six faces classique.

Les philosophes des sciences définissent deux types de hasard : le hasard subjectif est celui du lancé de dé : l’imprédictibilité n’est pas dû à l’absence de cause, mais à notre incapacité à les mesurer. Le hasard objectif serait un véritable hasard, un hasard dans lequel des événements ont lieu sans être précédés d’une cause. J’ai eu beau chercher, je n’ai trouvé aucun exemple dans lequel il puisse y avoir de hasard objectif, un hasard derrière lequel ne se cache aucun déterminisme (à ce sujet, voir mon article publié dans Plume ! Hasard et déterminisme: VDM.). La seule piste que j’ai, c’est la physique quantique, que (pour être franche) je ne comprends pas trop. Mais de ce que j’en ai compris, s’il y a vraiment du hasard, ça se joue à l’échelle des particules indivisibles.

En biologie de l’évolution, ce n’est pas à cette échelle là que l’on travaille. En biologie de l’évolution, on travaille à des échelles qui vont de la molécule (l’ADN notamment, qui subit les mutations) à l’écosystème (cadre de la sélection). Souvent, quand on parle de hasard en évolution, on pense à la mutation et à la dérive. Lorsque je me représente le processus de réplication, je le vois comme une grosse machine qui fait un truc « en série» (comme une chaîne de montage avec des robots aveugles). La mutation / l’erreur se produit à cause d’un événement imprévisible (exemple : la pièce qui doit être traitée par la machine est un peu décalé sur le tapis, ou bien une mouche vient se mettre entre le marteau et l’enclume). Mais cet événement imprévisible se produit lui-même à cause de toute une succession d’événements auxquels on n’a pas assisté, il y a eu enchaînement de cause à effet, comme pour le jet de dé.  La mutation est un évènement déterminé. Je pourrais tenir le même raisonnement pour la dérive : telle gazelle avait de supers bons gènes pour échapper aux prédateurs. Mais pas de bol, elle naît au milieu d’un marécage que sa mère traversait au moment que la jeune gazelle a choisi pour naître, et « elle n’ira pas plus loin ». La succession des événements qui a fait que la mère est au milieu du marécage à ce moment là, ou qui à fait que c’est à ce moment précis que naît la gazelle, nous ne la connaissons pas, mais elle fait de l’élimination de ces gènes (événement que l’on peut classer dans la catégorie dérive) un événement déterminé lui aussi. Ces événements sont trop imprévisibles pour que nous les décrivions dans les modèles par des processus déterministes ; alors nous les représentons par des processus stochastiques, mais cela ne les rend pas moins déterminés, en réalité.

Je vous vois venir, vous allez me dire : oui, mais on dit que mutation et dérive sont dues au hasard par opposition à la sélection, qui elle est prédictible. La sélection est prédictible à un temps t, à un endroit t, oui. Si on veut élargir un peu la plage de temps, on peut dire qu’à l’échelle d’une vie humaine, à la limite la sélection est prévisible. Mais qui peut dire quelles seront les pressions de sélection dans des milliers, ou des millions d’années ? Nous ne pouvons pas le prédire. C’est bien pourquoi nous parlons de « contingence». Donc même pour la sélection naturelle, il y a une « part de hasard ».

Le hasard que l’on trouve en évolution est un hasard subjectif (Gayon, 2005), donc une notion anthropocentrée. Ce concept ne défini que notre incapacité à prédire la succession des événements. Si nous étions omniscients, nous ne ferions pas une classification des processus évolutifs selon qu’ils sont ou non « aléatoires». Cette classification n’a de sens que pratique, car elle nous permet de modéliser l’évolution (et encore, en général, on ne modélise même pas la mutation comme un processus stochastique, seulement la dérive, preuve que cette classification est vraiment subjective).

Alors voici à nouveau ma question : pourquoi insiste t’on, aujourd’hui, autant sur la place du hasard lorsque l’on vulgarise l’évolution ? Qu’est ce que cela veut dire lorsque l’on dit : « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» ? Faisons un raisonnement par l’absurde. Si l’on prend la définition littérale du hasard, cela ne signifie qu’une chose : « la direction que prend l’évolution est imprédictible». Pourquoi cherche t’on à ce point à insister sur cet imprédictibilité ? En quoi cela pourrait-il améliorer la compréhension que le grand public à de l’évolution ? Si je prend l’exemple de la physique du mouvement (je lance une balle et cherche à prédire sa trajectoire), est-ce que je vais insister sur les processus stochastiques (par exemple les coups de vents) et dire qu’ils sont plus importants que la gravité pour faire comprendre au grand public le phénomène ? Pourquoi le ferais-je ? Pourquoi insister sur ce que l’on ne comprend pas au lieu d’insister sur ce que l’on comprend ? A l’évidence, ce n’est pas cela que l’on veut dire quand on dit que « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard». Alors, que veut-on dire ?

Il y a deux messages différents dans cette insistance sur le hasard. Voici le premier : lorsque les évolutionnistes vulgarisent l’évolution, et disent « la direction que prend l’évolution est due au hasard», ce n’est pas le mot hasard avec sa définition littérale qu’ils utilisent, mais le mot hasard du «langage courant ». Le hasard que l’on oppose au déterminisme. Plus, précisément, le hasard que l’on oppose au déterminisme divin. Ce qu’ils veulent dire, en réalité c’est que ce n’est pas Dieu qui gouverne l’évolution. Le problème, c’est que finalement, c’est ambigu et contre productif. C’est ambigu, car puisque la 2e interprétation possible de « la direction que prend l’évolution est déterminée par le hasard» est que « la direction que prend l’évolution est imprédictible», les tenants du créationnisme pourraient très bien s’en servir pour dire que les évolutionnistes admettent eux-mêmes qu’ils ne peuvent pas tout expliquer et ne savent pas ce qui détermine réellement les mutations (et ils le font d’ailleurs, ils luttent contre l’évolution avec ce message « vous voyez bien qu’on a pas pu évoluer par hasard »).

Voici le second message : en ce qui concerne les mutations, lorsque l’on dit qu’elles ont lieu par hasard, on peut vouloir dire que la probabilité qu’elles se produisent est indépendante des conditions de sélection (Gayon, 2005). Dans ce cas, c’est en réalité une forme de hasard que l’on appelle « coïncidence» qui intervient : la rencontre de deux évènements qui ont chacun leurs propres causes. Ce qui est certain, c’est que le grand public, lorsqu’il entend ou lit que les mutations sont dues au hasard sans plus d’explication, ne peut pas comprendre que c’est cette forme de hasard là qui intervient. Certains diront que dans ce cas, il suffit d’expliquer. Mais il faut savoir une chose en vulgarisation, c’est que de chaque action de vulgarisation le récipiendaire ne retient qu’un take-home message. Et lorsqu’il sera amené à discuter d’évolution lors des repas de famille, c’est ce take-home message qu’il aura retenu, pas toutes les explications compliquées qui allaient avec. C’est la raison pour laquelle nous faisons déjà tant d’efforts pour éviter les formulations téléologiques (« les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes») ou anthropocentrées: nous, nous savons ce qu’il y a derrière ces formulations, mais nous savons également que le grand public s’y embourbe.

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Voici le take-home message de cet article : je que l’on devrait utiliser le mot hasard avec plus de parcimonie lorsque l’on vulgarise l’évolution, et toujours le faire en sachant exactement ce que l’on met derrière. Que l’on devrait s’imposer la même rigueur lorsque l’on utilise le mot hasard que lorsque l’on utilise les explications téléologiques. Je pense que l’on devrait cesser d’insister sur ce qui porte à confusion, et se concentrer sur ce qui est clair et limpide. En l’occurrence, rien ne nous oblige à utiliser le mot hasard à la place des mots « mutation » et « dérive», alors demandons nous pourquoi on le fait, et si ça nous permet vraiment d’atteindre nos objectifs en termes de vulgarisation de l’évolution.

Aurélie

Références

Gauvrit, N. Conceptions du hasard et biais probabilistes chez des enseignants du second degré: effet d’une formation courte. Statistique et Enseignement 4.2 (2014): 53-66.

Gayon, J. Évolution et hasard. Laval Théologique Philos. 61, 527 (2005).

Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’autrice, publié originellement sur Ce n’est qu’une théorie