Le paradoxe de la conviction

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Les milieux sceptiques se préoccupent beaucoup des moyens les plus efficaces de convaincre un interlocuteur, non seulement en maîtrisant les arcanes de la rhétorique (l’art de convaincre), mais également en promouvant des méthodes manipulatrices plus ou moins assumées (lire dérives de l’entretien épistémique), ce qui pose la question du respect de la liberté de conscience et du paternalisme inhérent à ces latitudes. On n’ose s’interroger sur les moyens que d’aucuns seraient prêts à déployer pour obtenir gain de cause pour peu que ceux-ci soient accessibles, (une pensée au passage pour feu le centre de « déradicalisation » cher à Gérald Bronner), le caractère tristement visionnaire d’Orange Mécanique en laisse pantois. Il est triste d’avoir à souligner ce fait inéluctable : des gens vont croire à des choses auxquelles nous ne croyons pas, nous ne pouvons pas les forcer à changer d’avis s’ils ne le veulent pas, il va bien falloir en accepter l’augure, et trouver des moyens de coexister aussi pacifiquement que possible avec eux (c’est là qu’est l’enjeu).

Le libre marché des idées

Il est certes préférable de remporter l’adhésion lorsqu’il est possible de le faire. Cependant, il serait coupablement naïf de croire que ça l’est toujours, d’autant que c’est une idée politiquement située : celle du « libre marché des idées ». Cette doctrine libérale considère que les meilleures idées, ou les meilleurs arguments, finiront nécessairement par prévaloir, et qu’à ce titre, il faut les laisser s’exprimer dans une forme de concurrence « libre et non faussée », quitte à laisser libre cours (pun intended) aux idées d’extrême droite : il ne tiendrait qu’à leurs opposants de mieux défendre leurs propres idées…

Ce serait partir du principe que chacun est susceptible d’être convaincu par n’importe quelle idée pour peu que celle-ci soit assez bonne et qu’elle soit défendue assez efficacement. Or, comme nous l’avons déjà souligné sur le site, la rationalité n’est pas monolithique, nous avons des contextes qui nous sont propres, des déterminismes sociaux, des habitus, des affects, des passions, des intérêts, des préférences, qui peuvent être légitimes en tant que tels, et qui font que non, nul ne pourra jamais me convaincre que l’esclavage est une bonne idée, et pas seulement parce que celle-ci est fondamentalement mauvaise (rien ne l’est en soi, considérer le contraire aboutit à la pensée technocratique), ni parce qu’elle est mal défendue (toute indéfendable qu’elle me paraisse), mais bien parce que tout en moi se révolte à cette seule évocation (ce dont je me flatte, comme quoi l’ouverture d’esprit n’est pas une vertu absolue). Insistons au passage (on ne le fera jamais trop) sur l’aspect tendanciellement sociopathique de mépriser les émotions au prétexte que celles-ci s’opposeraient censément à la raison (lire les gens pensent mal : le mal du siècle ? Partie 5/6 les émotions et la rationalité).

Si vous avez retenu de la figure tutélaire de Spock que la logique était mieux servie sans émotions, vous n’avez pas été assez attentifs au message de Star Trek à ce sujet

Au reste, les débats publics, si virtuoses soient-ils, se soldent rarement par le complet changement d’opinion d’un des intervenants : ceux-ci ont plus vocation à remporter l’adhésion des indécis dans l’assistance, c’est là leur intérêt principal, les déjà décidés le seront guère moins. Ces débats ont cependant d’autres vertus qui seront développées plus bas.

Notons au passage que la rhétorique n’a de sens qu’au service d’idées qui nous tiennent à cœur, et non en tant qu’art oratoire pour la beauté du geste (ce que les concours d’éloquence laissent regrettablement à penser), à moins que l’idée qu’on souhaite défendre c’est que tout peut, voire tout doit, être défendu (notamment pour les avocats). On retrouve la notion d’une rhétorique déconnectée de valeurs dans la caricature que Platon fit des sophistes, mais nous aurons l’occasion d’y revenir plus en détail dans une série d’articles en préparation sur les sophismes.:

« je pourrais tout aussi bien démontrer le contraire quand il plaira à Sa Majesté »

Tu dessers ta cause

Au delà même de la notion absurde qu’on pourrait convaincre n’importe qui de n’importe quoi, venons en au paradoxe inhérent à ce désir de convaincre coûte que coûte. La plupart des militants progressistes ont entendu dire un jour « tu dessers ta cause », particulièrement concernant les droits de minorités opprimées (prolétaires, féministes, antiracistes, droits LGBT, véganisme…).

Notons au passage le paternalisme de cette phrase condescendante : celui qui la prononce se pose en meilleur juge de ce qu’il faudrait faire pour le convaincre, et manifestement, il juge qu’il faudrait moins le prendre à rebrousse-poil, être plus conciliant, en somme : moins revendicatif. Poussons donc cette logique jusqu’à sa conclusion absurde : pour le convaincre, il faudrait donc lui dire ce qu’il a envie d’entendre, voire ce qu’il pense déjà. Tout comme son proche cousin le tone policing (où on retrouve le mépris pour les émotions, si légitimes soient-elles), il s’agit en réalité d’un argument obstructionniste ; en somme, on ne servirait jamais aussi bien sa cause qu’en ne la défendant pas du tout… Or, les militantismes qui ne dérangent personne sont par définition inutiles, d’autant que le conflit assumé peut être largement préférable à l’illusion du consensus feutré, illusion d’autant plus délétère qu’elle peut impliquer l’adhésion par principe aux idées contre lesquelles on lutte (normalement vous devriez sentir un petit côté meta à cet article ;). On reconnaîtra sans peine le cliché du jeune idéaliste qui se lance dans la politique pour défendre ses convictions et qui finit par les abandonner une à une par clientélisme électoral à mesure de son ascension au pouvoir, pouvoir qui devient une fin en soi et ne sera jamais mis au service des idées abandonnées depuis longtemps. C’est bien là où on mesure que faire du changement de conviction un enjeu supérieur aux idées qu’on veut défendre est bien plus « contre productif » (autre argument obstructionniste par excellence) que toute la véhémence qu’on pourrait y mettre.

Ajoutons, pour être complet, que le contexte de domination sociale rend la réception de cette injonction à la docilité d’autant plus insupportable : les dominants prétendent jusqu’à dicter la façon dont on se doit de les convaincre, et il faut être suffisamment obséquieux et leur faire assez allégeance pour qu’ils consentent à nous prêter l’oreille le cas échéant, dans un élan subit de magnanimité dont il faudra sans doute se montrer reconnaissant… On a au contraire tout intérêt à leur démontrer à quel point ils se fourvoient lourdement à ce sujet, ne serait-ce que par sens de la dignité.

Renoncer à convaincre et assumer le conflit

On l’a vu, d’un côté à l’autre de la domination sociale, faire du changement de conviction de l’interlocuteur un enjeu indépassable est nécessairement un écueil : d’un côté on méprise sa liberté de conscience (pourtant un droit humain fondamental), de l’autre on compromet les valeurs qu’on prétend défendre, en passant par la naïveté d’accorder une légitimité aux idées d’extrême-droite digne du pire tousevautisme.

Il faut donc prendre acte du fait que nous sommes face à un conflit d’intérêt qui ne peut se résoudre par la conversion de l’interlocuteur à nos idées. Pour autant, il ne s’agit pas de promouvoir un « extrémisme » qui s’affranchirait de tout compromis, bien au contraire, il s’agit de mettre en œuvre les conditions nécessaires à l’émergence de celui-ci dans un cadre conflictuel.

Car c’est bien en tenant compte du fait que le contexte détermine les idées, et que nous faisons partie de celui-ci, qu’une solution à la fois respectueuse de la liberté de conscience de l’autre et de l’intégrité des idées que l’on veut défendre apparaît. Il ne s’agit plus de faire en sorte que l’autre adhère à nos idées, ni d’y renoncer plus ou moins, mais bien de faire en sorte qu’il devienne dans l’intérêt même de la partie adverse de tenir compte de nos revendications et de trouver un compromis qui soit aussi acceptable que possible pour chacune des parties. Ainsi, ça n’est plus sur les idées qu’on fait des compromis, mais sur leur mise en œuvre, ce qui est d’une toute autre nature. Et c’est par le rapport de force qu’on y parvient.

Entendons nous bien, la notion de rapport de force est bien plus vaste que la violence physique (bien qu’elle la comprenne indiscutablement en ultime recours, mais c’est encore un autre sujet). Le rapport de force peut s’exprimer de façon tout à fait pacifique (c’est d’ailleurs tout le propos de la démocratie). Et le rapport de force a ceci de vertueux qu’il dévoile pour ce qu’elles sont les oppositions que les plaisantes discussions feutrées de salon s’employaient scrupuleusement à dissimuler jusque là. Et c’est là une autre vertu des débats publics dont il était question plus haut : en démontrant par son ethos, son pathos et son logos qu’il vaut bien mieux être partisan des idées qu’on défend plutôt que d’être associé de près ou de loin à l’adversaire idéologique, c’est là encore une façon d’instaurer un rapport de force. Rapport de force qui peut également s’instaurer en refusant de débattre avec ceux qui en seraient indignes.

Ajoutons toutefois que le compromis n’est pas forcément l’issue la plus souhaitable d’un conflit. Lorsque les uns exigent l’extermination des autres, en tuer la moitié n’est pas une solution acceptable pour ces derniers, n’en déplaise aux extrêmes centristes (lire la fascination rationaliste pour l’extrême centrisme)

Crédit image : The Nib

Comme nous l’avons déjà souligné, prendre position pour ou contre quelque chose, à plus forte raison publiquement, c’est en soi un acte politique, qu’il serait salutaire pour tout le monde d’assumer comme tel. Ça n’a rien de sale en soi d’adhérer à une idéologie, d’autant que nul n’en est exempt, quoi qu’en disent ceux qui se flattent de croire qu’ils ne sont animés par aucune croyance (rappelons au passage que les connaissances sont un sous-ensemble des croyances), les principes, les valeurs, les idéaux, tout ceci est sans doute plus respectable que leur absence, quoi qu’en disent les prétendus pragmatistes raisonnables… Ce qui est vraiment sale, c’est de faire passer son idéologie en contrebande, de la dissimuler, ou pire encore de n’en avoir pas conscience soi-même et de ne pas l’assumer. Si vous pensez n’adhérer à aucune idéologie, c’est que vous adhérez à une idéologie hégémonique sans le savoir, et le rationalisme (qui se trouve incidemment être une idéologie) est particulièrement compatible avec l’hégémonisme, ne serait-ce que structurellement (nous continuerons à développer ce point dans nos articles à venir).

Pour approfondir ce sujet, nous vous recommandons chaudement la série de vidéos « the All-Right playbook » de la chaîne Innuendo Studios (sous-titres en Français disponibles). Merci à Phil et Freja pour leurs précieuses suggestions.

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  1. Magnac Pierre Reply

    Il s’appelait André SAUGERA. Ses mots étaient tt aussi limpides que votre plume monsieur. En vous lisant, je n’ai pas trébuché, même la ponctuation tombe à l’évidence.
    C’était mon prof de philo en 1986.

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