Scientifiques, soyez wokes ! (Titre peut-être clic-bait)

Temps de lecture : 17 minutes

Est-ce que mon titre n’est qu’un clicbait ? Vous ne le saurez qu’en lisant jusqu’à la fin.

C’est le 8 mars, « journée internationale des droits des femmes » aujourd’hui, et suite aux décisions massive de D. Trump contre les sciences1, la plupart des chercheurs s’organisent à travers le mouvement #StandUpForScience.

Contexte

(attention ce n’est pas encore mon argumentation, qui viendra après)

L’enjeu est critique. Au-delà du fait que de nombreux chercheurs ont perdu leurs emplois, Donald Trump et son gouvernement ne ciblent pas n’importe quelles recherches. Il cible les recherches en santé publique (suivi des épidémies, prévention, contrôle des épidémies), les recherches qui concernent les minorités (les mots femme, race, gay, etc sont interdits), les recherches sur l’environnement et le climat, etc. En bref, il cible les recherches qui sont au service d’idéaux de mieux être, de protection de la planète, des personnes, et de justice sociale. On n’a pas listé les mots-clefs qui ne sont pas censurés, mais je n’ai pas vu « armement », « pétrole », ou « industrie » dans les listes, par exemple.

accessible activism
activists
advocacy
advocate
advocates
affirming care all-inclusive
allyship
anti-racism
antiracist
assigned at birth
assigned female at
assigned male at birth institutional
at risk
barrier
barriers
belong
bias
biased
biased toward
biases
biases towards biologically female biologically male
BIPOC Black
birth
breastfeed + people breastfeed + person chestfeed+people chestfeed + person clean energy
climate crisis
climate science
commercial sex worker
community
community diversity
community equity
confirmation bias
cultural competence cultural differences
cultural heritage
cultural sensitivity
culturally appropriate
culturally responsive
DEI
DEIA
DEIAB
DEIJ
disabilities
disability
discriminated
discrimination
discriminatory
disparity
diverse
diverse backgrounds diverse communities diverse community
diverse group
diverse groups
diversified
diversify
diversifying
diversity
equal opportunity equality
equitable
equitableness
equity
ethnicity
excluded
exclusion
expression
female
females
feminism
fostering inclusivity
GBV
gender
gender based
gender based violence
gender diversity
gender identity
gender ideology
gender-affirming care
genders
Gulf of Mexico hate speech health disparity health equity hispanic minority historically identity immigrants
implicit bias implicit biases inclusion
inclusive
inclusive leadership inclusiveness inclusivity
increase diversity
increase the diversity indigenous
inequalities
inequality
inequitable
inequities
inequity
injustice
intersectional
intersectionality
key groups
key people
key populations
Latinx
LGBT
LGBTQ marginalize marginalized
men who have sex with men mental health minorities minority
most risk
MSM
multicultural
Mx
Native American
nonbinary
non-binary
oppression
oppressive
orientation
people + uterus
people-centered care
person-centered
person-centered care
polarization
political
pollution
pregnant people
pregnant person pregnant persons prejudice
privilege
privileges
promote diversity promoting diversity
pronoun
pronouns
prostitute
race
race and ethnicity racial
racial diversity
racial identity
racial inequality racial justice racially
sex
sexual preferences
sexuality social justice sociocultural socioeconomic
status
stereotype stereotypes systemic
systemically they/them trans
transgender transsexual trauma traumatic
tribal
unconscious bias
underappreciated
underprivileged
underrepresentation
underrepresented underserved
undervalued
victim victims vulnerable populations
women
women and underrepresented
Liste des mots qui conduisent à l’effacement de bases de données et la censure de travaux de recherche d’après le New York time (source).

On voit que les attaques de D. Trump envers les sciences sont profondément orientées politiquement : elles sont réactionnaires et pro-capitalistes. Ce qui n’étonne personne étant donné que D. Trump, comme son camarade Elon Musk, ainsi que la plupart des personnes de son entourage, présentes à l’investiture (M. Zuckenberg de Facebook, et pas mal de grandes figures de la Silicon Valley) sont d’abord des hommes d’affaires milliardaires. Leurs engagements politiques sont alignés avec leurs intérêts situés. D. Trump n’a gagné aux élections que grâce à des stratégies politiques populistes qui utilisent les minorités les plus marginalisées (étrangers, personnes trans, etc.) comme figures repoussoir pour « appeler à une lutte contre le wokisme » et discréditer « la gauche » démocrate2 et inciter à voter contre elle. A noter, les démocrates sont également populistes, sauf que ça va se traduire différemment : au lieu de dire « les étrangers et les trans c’est mal » ils vont juste dire « c’est pas vrai qu’on est extrêmes il faut trouver le juste équilibre et l’équilibre c’est nous » mais jamais défendre réellement les minorités en question au-delà de la charité ou la tolérance (charité : « il faut accueillir notre part d’étrangers en plus c’est pas si mal les travailleurs immigrés qui acceptent les emplois que personne ne veut faire sans coercition parce que trop risqués avec des salaires minables, c’est utile quand même», tolérance : « non ok les trans ils sont bizarres mais les tuer ça va un peu trop loin quand même, en plus ils sont utiles aussi regardez il y en a plein dans l’armée comme ils trouvent du boulot nulle part sauf là.. on en a besoin pour nos politiques militaires impéria- euh pour sauver les pays en guerre »… oui bon je caricature un peu.. à moins que ce ne soit de la paraphrase, je vous laisse jauger je vous fais confiance).

J’ai déjà écrit une page word (avec les notes) et je ne suis même pas encore rentrée dans mon argumentation, ce n’est pas très communication efficace « 3 minutes elevator speech », pardon.

Ce que n’est pas mon argumentation

(oui ce n’est toujours pas l’argumentation, qui viendra après)

Le contexte étant posé. Mon argument n’est pas : « c’est parce que Donald Trump est anti-woke que vous devez être woke ». Enfin, disons que c’est plus compliqué que ça. Si mon argument c’était ça, il ne serait pas très convaincant, je suis d’accord avec vous (enfin avec ce que vous étiez en train de penser en lisant le contexte).

Déjà certains d’entre vous se disent sans doute « non maaaais l’anti-wokisme de Trump est extrême mais il faut un juste milieu, il y a de vrais problèmes avec le wokisme aussi »3. Ou bien vous vous dites « le wokisme c’est un problème chez certains militants radicaux, éventuellement dans la sphère politique, mais pas dans les universités, où les gens sont sérieux ». Du coup si vous vous dites ce genre de trucs, vous ne vous dites pas « allez on va prendre le contrepied de Trump juste pour le principe et être woke », non ça ne marche pas comme ça, évidemment.

Je passe par là parce que finalement ce qu’on voit avec le paragraphe ci-dessus, c’est que tout le monde n’a pas la même définition du wokisme. Et pour cause : c’est un concept flou, et ce qui fait sa force dans les discours réactionnaires. C’est ce qui permet aux réactionnaires de tenir des discours réactionnaires « anti-woke » sans que même une partie de la gauche ne réagisse, puisque pour elle la définition du mot est bien plus restreinte. Par exemple si un réactionnaire dit « le wokisme c’est un danger cela entérine un relativisme délétère pour notre société » lui il veut dire qu’il est scandaleux que les femmes, les noir-e-s ou d’autres minorités puissent défendre leurs idées avec autant de légitimité que les hommes blancs n’appartenant à aucune minorité défendent leurs opinions. Comment pourrait-ils le faire alors que les femmes, les noir-e-s, les autres minorités, c’est hystérique, subjectif, comparé à l’homme blanc par essence rationnel. Aka il y a des gens qui ont toujours les mêmes représentations envers les minorités que les opposants à la généralisation du vote avaient envers les suffragettes ou antiségrégationnistes : un présupposé d’irrationalité. Il faut rappeler qu’il existe des républicains qui sont favorables à l’abolition du vote des femmes et des racisés. La proposition SAVE qui aura pour impact de limiter ces droits figure d’ailleurs dans le programme de Trump. Mais un anti-woke de gauche entendra dans la phrase « le wokisme c’est un danger cela entérine un relativisme délétère pour notre société » que ce qui est scandaleux c’est des gens fassent avancer des opinions indéfendables avec un relativisme mal placé, avec l’idée que « tout se vaut et on ne peut pas trancher ». Bref ce qui choque l’anti-woke de gauche, c’est la remise en question d’une certaine forme d’universalisme. Donc l’anti-woke de gauche peu politisé, peu formé à la manière dont les définitions floues servent un certain confusionnisme, laissera couler. Laissera ce discours être tenu, vraiment sans réagir.

Les moments où le décalage des définitions est visible émerge cependant ponctuellement, comme récemment lorsque même JM Aphatie, qui est loin d’être un extrême-gauchiste, à été qualifié dans le journal réactionnaire Le Figaro Magasine comme « évangéliste du wokisme » pour avoir juste rappelé que la France a tué des milliers de civils algériens lors de la révolution Algérienne (il a parlé métaphoriquement d’ « Oradour sur Glane » au pluriel commis par la France en Algérie). Le massacre de ces Algériens est un fait historiquement établi. Défendre la perspective minorisée des Algériens, aussi établie qu’elle soit, ce serait donc woke.

Paulin Césari : "Jean-Michel Aphatie, l'évangéliste du wokisme qui confond journalisme et morale". 
Pour le Figaro Magasine.

C’est quoi en fait le wokisme alors ? C’est ici qu’est mon argumentation.

Le mot « woke » (éveillé en anglais) à émergé au 19e siècle dans l’amérique ségrégationniste (post esclavage), pour décrire initiallement l’expérience que les noirs-américains avaient du racisme. Le concept était donc ancré dans leurs conditions matérielles d’existence et était l’expression d’un impératif pratique de vigilance face aux dangers concrets que présentait l’Amérique ségrégationniste pour un-e noir-e américain-e. L’usage s’est dilué alors qu’il était capté par les versions libérales blanches des luttes progressistes (féminisme, anti-racisme, etc), et redéfini comme le fait d’être « attentif et éveillé aux oppressions pour remettre l’organisation sociale en question », perdant tout ancrage dans son matérialisme initial. C’est devenu visible en particulier à partir de Black Lives Matters par un usage « d’alliés » de cette lutte. Plus récemment, ce sont les réactionnaires qui mettent la main sur la définition du mot, qui prend une connotation péjorative, pour le retourner contre les luttes progressistes et les discréditer.

Je trouve particulièrement intéressant le descriptif du livre ci-dessous « Face à l’obscurantisme woke – les sciences face au monde woke ». Notez que le 3e auteur, Pierre Vermeren, est lui-même spécialiste de l’histoire de l’Algérie contemporaine. Ça tombe bien, c’est l’occasion de voir s’il dénonce la prise de position de JM Aphatie comme ne correspondant pas à ce qu’il participe à définir comme woke (donc s’il dénonce un « abus » du Figaro Magasine dans ses choix de mots). J’ai donc cherché, et je n’ai pas été déçue. Le premier lien sur lequel je suis tombée correspond à une interview qu’il donne dans un média français d’extrême droite royaliste : Je suis français (). Il y explique qu’on ne peut pas comparer ce que la France a fait en Algérie au nazisme, mais ne remet à aucun moment en question l’utilisation du mot « woke » par le Figaro4.

On prendra note de ses préoccupations et standards : il dénonce la « comparaison au nazisme » comme étant « un effet de blaste qui annihile toute pensée » mais pas les utilisations massives du mot « woke » dans ce même objectif. Car on peut également considérer que l’utilisation du mot woke par le Figaro participe de ce genre de dynamique, évidemment. Bref, Monsieur Vermeren tient un discours qu’il présente comme scientifique mais qui est politiquement situé, et situé par son auto-association de fait avec l’extrême droite (publier dans un tel média n’a rien d’anodin).

Face à l’obscurantisme woke Sous la direction d'Emmanuelle Henin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre Vermeren Hors collection + 430 pages » 23 € En librairie le 9 avril 2025 Les sciences face au mouvement woke En Amérique du Nord et en Europe, nous assistons à un assaut inédit contre le statut de la vérité et de la science. Des mouvements politiques se réclament des sciences sociales pour asseoir leur idéologie. Or en démocratie, nul n'est plus éclairé ni plus intelligent que les autres pour voter : un homme, un vote. Et la science ne cesse d'être combattue au nom du  « ressenti », cette vague notion idéologisée. Dans les deux cas, l'objectif est la conquête culturelle de lieux de pouvoir : mairies, places de députés, universités, médias. Les sciences, au premier rang desquelles la biologie, sont exposées à une contestation idéologique sur leurs fondements par des militants aveuglés par leur toute-puissance. Elle leur offre l'ilusion de croire qu'ils peuvent être ce qu'ils veulent : homme ou femme, plante ou animal, magicien, initié ou simple bacill. Cette position sape les bases de la rationalité au profit d'idéologies religieuses, politiques et marchandes. L'ouvrage présente une vingtaine de contributions centrées autour des grands enjeux de la pénétration des idéologies décoloniales, des théories de La race et du genre dans les milieux actuels de la recherche en lettres et sciences humaines, en droit et même dans les sciences dures. Ce phénomène de déconstruction de la science et du rapport à la vérité s'accompagne d'un militantisme grandissant de l'islamisme, dont certains acteurs profitent pour imposer leur prosélytisme et leur obscurantisme. Emmanuelle Hénin est une universitaire française, spécialiste de littérature française du XVI siècle, professeure de littérature comparée à Sorbonne Université. Xavier-Laurent Salvador est professeur agrégé de lettres, maître de conférence et co-fondateur del'Observatoire du décolonialisme. Dernier ouvrage publié: Petit manuel à l'usage des parents d'un enfant woke (Cert, 2022) Pierre Vermeren est professeur d'histoire des sociétés berbères et arabes contemporaines à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du laboratoire SIRICE et président du conseil scientifique du LAIC. Dernier ouvrage publié : Histoire de l'Algérie contemporaine (Nouveau Monde, 2022). Avec les contributions de Michel Albouy, Florence Bergeaud-Blackler, Sami Biasoni, Guylain Chevrier, Jean Baptiste Chikhi-Budjeia, Charles Coutel, Albert Doja, Samuel Fitoussi, Nathalie Heinich, Michel Messu, Catherine Louveau, Leonardo Orlando, Rémi Pellet, Pascal Perrineau, Florent Poupart, Vincent Tournier et Tarik Vidiz.

Je ne vais pas m’amuser à faire la biographie de chacun des auteurs et de leurs préoccupations principales, il me semble qu’il est du ressort de chaque personne qui trouverait un intérêt à ce livre d’identifier d’où parlent ses auteurs.

Nous allons tout de même nous intéresser au descriptif du livre (qui n’est pas encore publié), puisque ses auteurs parlent d’un point de vue universitaire, ce qui risque d’entériner dans la durée ce qui « défini » les contours du « woke ».  On peut commencer par les deux premières phrases « En Amérique du Nord et en Europe, nous assistons à un assaut inédit contre le statut de la vérité et de la science. Des mouvements politiques se réclament des sciences sociales pour asseoir leur idéologie. »

On voit que la première phrase est assez large pour ne pas trop choquer la personne de gauche anti-woke : comme on l’a dit, cette personne s’inquiète elle-même du risque de « relativisme » dans lequel des gens que prétendent que « tout se vaut » pour défendre des choses indéfendables. Pourtant, quelles sont les sciences sociales dont se réclament « des militants », et que disent-elles ?

La discorde s’enracine dans de nombreux travaux. C’est le 8 mars, donc nous allons citer A. Fausto Sterling, S. Hardling, D. Haraway, Kimberlé Crenshaw, bell hooks, et d’autres philosophes, sociologues ou biologistes féministes ou afro-féministes. Leurs travaux initient effectivement des « courants épistémologiques » dissidents.

Un courant épistémologique, c’est un courant philosophique qui définit une théorie de la connaissance, et avec, des recommandations pour la production des savoirs. Le groupe de courants épistémologique qui domine actuellement dans la sphère sociale, dans la sphère scientifique notamment en sciences de la matière en général, et dans une partie de la philosophie (celle qui n’est pas spécialisée en épistémologie) est le courant réaliste. Ce courant fait l’hypothèse de la « vérité-correspondance », c’est-à-dire l’hypothèse que les descriptions de la réalité correspondent la réalité (et qu’on va tendre vers une correspondance de plus en plus grande au fur et à mesure des progrès scientifiques). Il y a donc une manière objective, absolue, universelle, de décider quelle représentation est « la meilleure » d’après le réalisme. Quelle hypothèse alternative pourrait bien être défendable, pensent souvent les réalistes ? Ils pensent aussi souvent qu’il est inconcevable de ne serait-ce qu’envisager autre chose, tellement cela remettrait en question les fondements de notre société. A ce stade, j’ai envie de dire : oui mais si jamais les alternatives avaient raison… serait-ce scientifique de détourner le regard ? Il est vrai que le chamboulement qui en découlerait est à peu près équivalent au chamboulement qui a eu lieu quand l’héliocentrisme a été proposé comme modèle de description du système solaire au lieu du géocentrisme. D’un coup, nous n’étions plus le centre du monde et de l’univers. Donc : les implications sont-elles ce qui doit guider notre exploration? Ou la rigueur scientifique doit-elle être ce qui guide notre exploration? Comme rejeter ces alternatives sans au moins y avoir été exposé?

Les alternatives au réalisme se distribuent sur un continuum. Plus on s’éloigne du réalisme sur ce continuum, plus on tend à considérer que les descriptions de la réalité sont des abstractions qui représentent la réalité, plus qu’elles n’y correspondent. Par exemple un plan de métro est une représentation de la réalité constituée par les enchevêtrements lignes de métro, de la même manière qu’une représentation artistique libre des lignes de métro est… aussi une représentation des lignes de métro. Dans les deux cas la correspondance n’est pas totale, ce sont deux « modèles » différents. Le courant « pragmatiste » (qui compte à la fois des réalistes et des non réalistes notez bien) dirait « tous les modèles sont faux, certains sont utiles ». Car le fait que nos descriptions soient des représentations, cela ne signifie évidemment pas que toutes les représentations se valent. Pour se déplacer en métro, le plan sera sans équivoque une meilleure représentation ; nous serons tous d’accord là-dessus.

Par cette petite nuance qui consister à parler de « représentation » plutôt que de « correspondance », les descriptions peuvent être vues comme des constructions (d’où « le constructivisme »), et il devient possible d’envisager le fait que ces représentations seront jugées « meilleures » ou non selon… les cas. Par exemple si on recherche plutôt un effet esthétique la représentation artistique sera peut-être jugée meilleure, cependant, si on souhaite calculer la longueur de câble à acheter pour ajouter un système électrique tout le long de la ligne, le plan de métro sera d’un coup plus « la meilleure représentation » pour la situation5. « Selon les cas », c’est une formulation très générale. Dans certains courants, on peut remplacer « les cas » par « les contextes », par exemple chez les pragmatistes contextualistes. Dans d’autres, on va remplacer « les cas » par « les groupes de personnes ». Et c’est là qu’on parlera le plus souvent de « relativisme ». Mais attention, même ce relativisme ne signifie pas que « tout se vaut ». La position épistémologique qui prétend que tout se vaut se nomme en fait multiplisme, en termes techniques, mais personne n’écrit de livres pour la défendre. Trouver un multipliste relève de la chasse au dahut.

Prenons deux exemples de féministes qui enracinent les épistémologies dites féministes, et sont souvent qualifiées de relativistes. A Fausto-Sterling explique que par exemple une description historique de la fécondation était « le spermatozoïde féconde l’ovule ». Elle montre que ce type de représentation est lié au fait que le champ de la biologie est principalement à l’époque dominé par les hommes, ce qui conduit à adopter une vison dans laquelle ce qui est issu du mâle, le spermatozoïde, est actif, tandis que ce qui est issu de la femelle, l’ovule, est passif. En effet, en l’état des connaissances à l’époque, on aurait tout à fait pu décrire la fécondation par « l’ovule absorbe le spermatozoïde » ou « l’ovule et le spermatozoïde fusionnent ». Elle montre que cela a orienté les travaux pour chercher des mécanismes dans lequel le spermatozoïde est actif, et à ignorer ceux liés à l’ovule (alors qu’ils existent). Ainsi, initialement, les différentes descriptions auraient pu être évaluée comme « meilleures » en fonction de valeurs propres aux individus (pas forcément en fonction du sexe d’ailleurs). Un a priori de sexe mâle actif aurait pu être vu comme légitime du fait d’une perception un peu mascu (les temps ont changé dit-on) selon lesquels « l’actif c’est les mâles », puis ensuite parce que cette formulation était confortée par les données disponibles. Inversement la formulation en « fusionnent » pouvait être défendue en considérant plausible que vu les a priori conservateurs initiaux les mécanismes de l’ovule avaient été négligés et qu’en l’absence de données il fallait garder une formulation… neutre (comme quoi, la neutralité n’est pas toujours où l’on croit). Au final, les mécanismes étant désormais connus (et bilatéraux), il est possible désormais de trancher que la formulation en « fusionnent » est la plus adéquate.

A partir des travaux de biologistes, sociologues et philosophes féministes et afro-féministes (les afro-féministes analysent les mêmes mécanismes en lien avec la racisation, c’est-à-dire le processus social par lequel les personnes non-blanche subissent le racisme, mais elles analysent aussi les effets des intersections entre les effets de classe, de genre, et de « race », d’où le concept d’intersectionnalité 6), dont certains finalement convergent dans l’idée que les perspectives impactent la manière dont chacun va décrire « le réel », Haraway va proposer la théorie dite « des points de vue situés ». Haraway se revendique du réalisme, car elle considère (contrairement à certaines des autres autrices) qu’il est possible de reformer une description objective du monde si l’on croise les points de vue situés et que l’on se donne les moyens de résoudre les différences de point de vue (comme cela a été fait avec la question de la fécondation, donc). Pourtant elle est régulièrement traitée de « relativiste », car le fait de questionner que l’on a pas d’emblée la même manière d’appréhender le monde remet déjà trop en cause une certaine vision de l’universalisme.

Haraway expliquée dans "le genre des sciences". 
Haraway s'intéresse à la critique féministe de l'ojectivité scientifique. D'autre part, en dialoguant avec les féminismes, noir, de couleur, et lesbo-queer - et la science-fiction- elle tente de construire des propositions politiques pour renouveler la pensée féministe socialiste : l'imagerie cyborgienne figure les alliances critiques, hétérogènes et composites, les traductions et médiations au moyen desquelles elle défent les perspectives partielles contre les prétentions universalistes. Dans la formalisation que propose Haraway, les savoirs situés sont une réponse à l'exigence d'objectivité forte que portent les féministes, un rejet du relativisme postmoderne, et une dénonciation de la neutralité des discours scientifiques hégémoniques, dont la prétendue objectivité n'est qu'une perspective partielle qui s'ignore comme telle et pratique le déni des privilèges qui la contruisent.
Haraway expliquée dans « Le genre des sciences »

Les épistémologies qui mettent « juste un petit peu en difficulté » le réalisme sont diverses, et comme précisé, il est possible de rester réaliste tout en adoptant l’une de ces épistémologies. Mais il est également possible d’aller plus loin aussi. Le pas à franchir n’est pas très grand, en fait, pour le faire. Ma position est que si on cumule l’ensemble des élaborations théoriques qui mettent, individuellement, juste un tout petit peu en difficulté le réalisme… à terme, en cumulé la position réaliste devient difficilement tenable.

Nous n’avons réagi qu’aux deux premières phrases de la description (vous noterez que l’on a effectivement mobilisé la philosophie et la sociologie pour « asseoir » le propos… mais pas seulement, la biologie également). Continuons. La phrase qui suit est « en démocratie, nul n’est plus éclairé ni plus intelligent que les autres pour voter : un homme, un vote ». On a un peu envie de pouffer face au choix quand même un peu situé qui à conduit à écrire « homme » au lieu d’humain. Il y a un coté méta à ce choix. Mais passons. La suite : « La science ne cesse d’être combattue au nom du « ressenti », cette vague notion idéologisée ». Cette formulation est intéressante, parce que : quelle est la différence entre l’intuition, qui est quand même un moteur important pour explorer des pistes scientifiques, et le ressenti dans le sens tel qu’il est employé ici ? Il n’y en a pas.  C’est une tournure rhétorique qui vise à dénigrer le fait de dire « j’ai telle intuition sur telle représentation, c’est je pense lié à ma position située, j’aimerais l’explorer » (par exemple l’intuition que le spermatozoïde est actif était d’abord un a priori mascu et que les mécanismes actifs de l’ovule n’avaient pas été étudiés à cause de cet a priori).

La suite « Dans les deux cas, l’objectif est la conquête des lieux de pouvoir : mairies, places de députés, universités, médias. Les sciences, au premier rang desquelles la biologie, sont exposées à une contestation idéologique sur leurs fondements par des militants aveuglés par leur toute-puissance. ». Bon. Si on adhère à l’idée que le relativisme c’est de considérer équivalent le créationnisme et la théorie synthétique de l’évolution au prétexte que « on ne peut pas trancher, tout se vaut », ce serait effectivement très inquiétant. Mais ce n’est pas ce dont il est question. On parle d’un auteur qui publie dans un média royaliste, et les royalistes sont des chrétiens intégristes. Il n’est même pas certain qu’il serait dérangé par le créationnisme. Non, ce qui les embête, ce sont bien les remises en question que nous venons de décrire. Une fois cela situé, d’un coup, on voit l’entourloupe : ces personnes ont peur, peut-être à raison, de perde la mainmise sur les sciences, une mainmise qui permet de maintenir une vision conservatrice du monde, un certain statu quo sur les sujets qui les préoccupent. La question à se poser est : est-ce que le fait que les conservateurs perdent leur main mise ne serait pas une bonne chose ?

Le texte poursuit « Elle leur offre l’illusion de croire qu’ils peuvent être ce qu’ils veulent : homme ou femme, plante ou animal, magicien, initié ou simple bacille ». Bon là, on nage en plein épouvantail argumentatif. Il s’agit bien évidemment de défendre une vision du monde transphobe (et intersexophobe par la même occasion), celle avec laquelle on l’a vu, les fascismes actuels font tourner leur populisme (à charge de propagande médiatique, nous y reviendrons dans un prochain article). Les biologistes questionnent effectivement la vision binaire du genre, ce qui est acquis du moment où il existe des personnes avec des chromosomes XY et un corps féminin, révisez Dr House je ne sais pas. Et ce n’est qu’une des multiples variations possibles. La remise en question est évidemment assez profonde pour que la problématique ne se résume pas « aux intersexes, quelques exceptions ». N’en déplaise aux essentialistes, le sexe est un spectre, et personne n’est à 100% mâle ou 100% femelle sur ce spectre. La classification homme-pénis-XY/femme-vagin-XX est une construction qui sert à représenter la réalité parmi les constructions possibles. Elle n’est pas si mal pour plein de gens (en apparence en tous cas avec les données disponibles actuellement), mais elle n’est pas « objectivement la meilleure représentation possible de tous les points de vue imaginables »7 et encore moins « la seule ». Period, parole de biologiste.

La suite : « Cette position sape les bases de la rationalité au profit d’idéologies religieuses, politiques et marchandes. L’ouvrage présente une vingtaine de contributions centrées autour des grands enjeux de la pénétration des idéologies décoloniales, des théories de La race et du genre dans les milieux actuels de la recherche en lettres et sciences humaines, en droit et même dans les sciences dures. Ce phénomène de déconstruction de la science et du rapport à la vérité s’accompagne d’un militantisme grandissant de l’islamisme, dont certains acteurs profitent pour imposer leur prosélytisme et leur obscurantisme ». Bon là on a envie de « souffler » comme on dit. Et de demander qui est vraiment obscurantiste ici. On n’a pas encore abordé les questions de « théorie de la race » mais j’ai parlé d’afro-féminisme. Et bien évidemment, les personnes qui sont discriminées par le monde, sans surprise, vont avoir une vision du monde impactée par ces discriminations. Demandez à n’importe quelle personne tenant une caisse de supermarché, elle saura vous dire qui sont les gens gentils versus les gens horribles, juste à la manière de dire bonjour des gens. Son expérience de discrimination de classe ancre sa perception du monde. C’est la même chose pour une personne qui subit le racisme, mais sur d’autres plans.

Les courants dits décoloniaux sont eux aussi divers, et il y a des courants épistémologiques, versus des courants politiques, qu’il faut distinguer. Pour ma part par exemple je n’ai aucune affinité avec le courant organisé autour de Houria Bouteldja qui est un courant politique que je considère populiste. Son problème ne réside pas dans son rapport à la vérité, mais dans ses stratégies politiques (qui ne sont pas pire que celles des royalistes cependant). Notez que si au lieu de dunker ‘les décoloniaux’ de manière aussi fourre-tout, les gens étaient un peu plus nuancés, ils auraient accès aux critiques politiques que l’on porte au sujet des « Bouteldjistes ». Tant pis pour eux. Concernant les courants épistémologiques, pour ma part je suis française, mais je vis au Sénégal depuis 14 ans, et je travaille avec des chercheurs (en santé publique) dans toute l’Afrique sub-saharienne. Il est évident que cela a durablement conduit à ce que je vois le monde autrement, à ce que je me décentre de la manière dont j’ai appris à voir le monde dans le monde occidental. Je ne peux pas ne pas considérer que ce n’est pas une richesse de décoloniser les sciences, c’est-à-dire de prendre davantage les perspectives de personnes qui vivent le racisme ou vivent hors de l’occident, de la même manière que c’est une richesse de dégenrer la biologie pour construire des représentations du réel… bah moins situées, et plus objectives. J’avais détaillé une manière de le faire dans cet article qui avait beaucoup plu et qui parlait de la manière de donner de l’espace aux « autres représentations du paludisme ».

A l’issue de l’analyse de ce descriptif de livre, j’ai envie de vous dire : est ce que ce wokisme que dénigrent ces auteurs conservateurs vous semble si dangereux que ça ? Ou est ce qu’au contraire il vous semble fertile ? A moi il me semble fertile. Pour autant…

Conclusion

Je ne me revendique pas woke. Ça n’a pas de sens. L’extension du terme depuis une recommandation pratique chez les noirs américains à un impératif vague de conscience « des oppressions » en général était une des confiscations dont les progressistes blancs sont coutumiers – et c’est cette dilution qui a posé les conditions initiales, en rendant le terme flou, d’une récupération polémique par l’extrême-droite.

Je sais que mes positions épistémologiques et politiques sont ciblées par les accusations de wokisme. Mais ce n’est pas moi qui ait le pouvoir de définir ce qui est woke. Ce sont les réactionnaires, qui ont ce pouvoir. Et comme moi, vous n’avez pas ce pouvoir. Vous serez désignés woke dès le moment où vous tiendrez des positions qui remettent juste assez en question le statu-quo pour que les conservateurs décident de vous discréditer. Comme c’est arrivé à JM Aphatie, qui n’est, répétons-le, quand même pas de la gauche la plus radicale.

Le titre de mon article n’était effectivement qu’un clicbait. Si vous êtes scientifiques, et que vous remettez en question les visions conservatrices du monde, par défaut vous serez désignés wokes, et ce de plus en plus au fur et à mesure que les réactionnaires élaborent leur rhétorique.

En ce 8 mars, et dans ce contexte de #StandUpForScience, j’aimerais qu’on se souvienne des positions épistémologiques qui ont été élaborées par les féministes. J’aimerais qu’on diffuse cet article au maximum. Pour faire perdre un peu de ce pouvoir aux réactionnaires. Le pouvoir de maintenir le statu quo, et d’entraver l’avancement des sciences. Car nous parlions de changement de paradigme du géocentrisme à l’héliocentrisme, et de ses implications en termes de « nous ne sommes plus le centre du monde ».

Peut être que les hommes blancs qui n’appartiennent à aucune minorité, et leurs alliés, ne sont effectivement plus le centre du monde.

– Edit du 10 mars 2023 : la presse vient d’annoncer l’annulation de la publication de « Face à l’obscurantisme Woke ».

Merci à ValK pour ses retours et Gaël Violet pour la relecture et quelques compléments !

  1. Fermeture de l’USAID qui était leur organisme d’aide internationale au développement et à la recherche, retrait massif de crédits attribués à des programmes de recherche américains – notez qu’ils n’ont PAS été restauré, seulement les sommes déjà dépensées doivent être réatribuées, censure de mots clefs dans les futurs programmes de recherche et dans les articles publiés par des éditeurs américains, effacement gigantesque de bases de données, fermeture de plateformes de communication sur ces données -par exemple de suivi épidémiologique, et j’en passe.
  2. Entre guillemets, car la gauche démocrate est un parti politique plutôt équivalent chez nous à la droite libérale républicaine, et comme cette droite elle peut défendre certaines minorités au moins en surface, mais ce n’est pas non plus un parti profondément « pro-minorités », les électeurs « pro-minorités » n’ont aux USA pas vraiment de parti en positions d’être éligibles pour défendre leurs positions politiques. Le parti « Républicain » est en fait notre équivalent, en termes d’idéologie, de notre extrême droite. Je pense qu’il n’est pas difficile de se mettre d’accord entre français que ce parti Républicain n’a ostensiblement plus rien de Républicain. Bonne illustration que les auto-étiquetages politiques ne suffisent pas à situer les partis politiquement.
  3. Bravo ceux qui ont noté
    le clin d’œil, les autres il faudra relire la partie contexte plus attentivement.
  4. Notez bien que je trouve pas adéquat de qualifier ce qu’à fait JM Aphatie « de comparaison au nazisme ». Déjà parce qu’on peut comparer sans mettre en équivalence. Mais même s’il l’avait fait, comparer, on trouvera toujours des différences entre deux choses que l’on compare. Ainsi je peux comparer une vache et un ours pour dire qu’ils sont tous les deux des mammifères, même si ce sont des espèces différentes. Il ne suffit pas, d’un point de vue argumentatif, de lister les différences pour que la comparaison soit invalide. Or c’est évidemment les fallacies auxquelles se prête P Vermeren : il liste les différences. JM Aphatie ne disait pas autre chose que « les actions françaises étaient totalitaires et violentes et ont tué des civils ». Dans l’article, d’ailleurs, P Vermeren « cadre » son analyse et prétend que les massacres qui seraient assimilables à des Oradours sur Glane ont concerné des militaires, ce qui est factuellement faux.
  5. Si vous êtes en train de vous dire « là l’autrice est en train de passer en douce d’un sens de « plan de métro » (comme plan de trajets) à un autre (comme plan architectural) », bravo vous êtes attentifs, et oui, c’est fait exprès.
  6. La « race » est ici une catégorie construite par les rapports sociaux, non par la biologie : est noire une personne traitée socialement comme noire, c’est à dire subissant la négrophobie, par exemple.
  7. Même les personnes qui ne sont ni intersexes ni trans, cette vision binaire peut les pénaliser, par exemple quand des femmes cis sont exclues de compétitions sportives au prétexte que leur niveau de testostérone « est au-dessus des normes pour une femme ».
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One Comment

  1. Loki Reply

    Clair et percutant. Tu met en lumière une réalité qu’on constate trop souvent : la science est attaquée dès qu’elle remet en cause des intérêts dominants. En tant que militante, je ne peux qu’apprécier cet appel à la vigilance et à l’engagement des scientifiques. On ne peut pas se permettre de rester neutres face aux tentatives de censure et de détournement idéologique. Défendre une science émancipatrice, c’est aussi défendre nos luttes pour la justice sociale. Bisous, Loki.

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