Pensée rationaliste et anti-féminismes (1)

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“Et c’est la menace que doit affronter la liberté d’expression aujourd’hui. Ceux qui crient haro sur les “discours de haine” sont en réalité en train de combattre des “discours hérétiques” — des idées qui font violence à leur sacro-saintes notions d’image de soi, d’égalité de genre ou de race, d’écologie, etc. On peut lui affubler n’importe quelle étiquette, mais le progressisme promouvant la “justice sociale” agit comme une religion, et ne tolère pas le blasphème.”1

Cette citation illustre parfaitement le sujet de cette série d’articles dans laquelle j’aimerais présenter succinctement plusieurs courants de pensée américains, comment ceux-ci s’articulent entre eux et s’opposent, de manière très spécifique, aux revendications féministes, anti-racistes et LGBTQI+ contemporaines. Je parlerai principalement du nouvel athéisme, du libertarianisme, et plus généralement du courant des “libres penseurs/rationalistes”. Ils forment une constellation de mouvements qui n’ont pas forcément les mêmes analyses philosophiques de la société, ni les mêmes agendas politiques, mais qui se rejoignent néanmoins sur les questions de pensée rationaliste, de “liberté d’expression” et de libéralisme économique.

Ces mouvement de pensée sont plutôt implantés outre Atlantique et ne sont pas encore très développés en France, même si quelques personnes commencent à s’inspirer de leur philosophie bien spécifique (la figure du nouvel athéisme la plus connue actuellement en France est la chroniqueuse Peggy Sastre2). Néanmoins la philosophie rationaliste a, de par ses positions politiques et son dispositif argumentatif, une propension à influencer la partie du champ politique et intellectuel français laïciste (prônant une laïcité stricte — par exemple Lourent Bouvet). Il est donc éminemment pertinent de les étudier pour en comprendre le fonctionnement discursif, car cela peut participer à mettre en exergue certains traits argumentatifs qu’on oppose à beaucoup de militant·e·s féministes, LGBTQI+, et anti-racistes.

En effet, ces courants ont la particularité commune de se présenter comme “rationalistes”, dans le sens où ils privilégient ce qu’ils appellent la “raison” et les “faits” sur tout autre mode de raisonnement (sans pour autant en donner une définition précise). Ils ont aussi la particularité, comme conséquence de leurs fondements philosophiques et politiques, de s’opposer aux dernières évolutions du militantisme libertaire américain comme à certaines revendications des minorités de sexe, de genre ou de race. Cette opposition rationaliste au militantisme de gauche a pu être réinvestie par l’extrême droite américaine (alt-right) pour se donner une caution intellectuelle. Le but de cette série d’article est de montrer comment la critique rationaliste du féminisme, de l’anti-racisme et des revendications LGBTQI+ est susceptible de susciter des prises de position sexistes, racistes et homophobes. Nous montrerons cependant que l’opposition rationaliste aux idées promues par ce militantisme de gauche n’est pas tant due à une argumentation rationnelle qu’à la sociologie des membres de ces courants de pensée. Nous comptons étudier en premier lieu les nouveaux athées et leur critique du post-modernisme, puis nous nous tournerons vers les libertariens et leur vision économique du monde, avant de finir par discuter, à partir de leur point de vue, des problèmes de liberté d’expression et du “politiquement correct” dans les universités américaines. Ce premier article est issu d’une observation participante du milieu des nouveaux athées sur internet : leur argumentation, leurs sources textuelles et vidéo, leurs références politiques, leur présence sur les réseaux sociaux,… Je ne prétends aucunement être exhaustif ni que le comportement de tous les nouveaux athées correspond à la description que j’en fais, même si je me permettrai d’utiliser le pronom “ils” pour les désigner dans leur ensemble.

Nouvel athéisme et rationalisme

Le nouvel athéisme (new atheism) est un courant de pensée qui a émergé dans les années 2000 dans les milieux anglo-saxons, et qui renouvelle le mouvement athée sous une forme militante3. C’est dans un contexte d’intrusion créationniste dans les écoles américaines et de suspicion islamiste post 11-septembre qu’il s’est régénéré. Un des éléments fondateurs a été la parution en 2006 de l’ouvrage The God Delusion du biologiste Richard Dawkins. C’est un opposant de longue date au dessein intelligent (intelligent design), une tentative des milieux créationnistes américains de rendre compatible la théorie de l’évolution de Darwin avec les écrits bibliques en la faisant passer pour finaliste. Cette opposition lui a valu beaucoup d’attaques et de haine, voire de menaces de mort, de la part de certains milieux créationnistes, ce qui l’a amené à adopter une position anti-théiste intransigeante, qu’il discute dans son ouvrage. En réaction à l’obscurantisme religieux, il promeut une pensée rationnelle s’appuyant sur la méthode scientifique visant à balayer toute forme de croyance.

Les autres figures fondatrices du nouvel athéisme sont principalement Christopher Hitchens, Sam Harris et Daniel Dennett. Avec Richard Dawkins, ils sont surnommés les “quatre cavaliers du nouvel athéisme” en référence ironique aux personnages bibliques. Cela fait suite à une rencontre informelle le 30 décembre 2007 à la résidence de Hitchens à Washington qui a donné lieu à un débat filmé.

La rencontre des “quatre cavaliers de l’athéisme” le 30 décembre 2007 à Washington, DC.

Christopher Hitchens était un défenseur de la gauche anglo-saxonne, avant de prendre ses distances avec elle en regard des réactions molles qu’il a pu y observer contre la fatwa de l’ayatollah Khomeiny concernant Salman Rushdie. La rupture est consommée suite aux attentats du 11-septembre, à partir duquel il prône l’interventionnisme occidental contre le “totalitarisme islamique”, doctrine néo-conservatrice conduite par l’administration Bush. Son ouvrage clé est God is not Great, publié en 2007, dans lequel il expose une charge anti-théiste contre la religion en général. Sam Harris est un auteur américain qui a écrit sur la religion, et sur le droit de la critiquer. Il entreprend d’écrire son ouvrage majeur The End of Faith juste après les attentats du 11 septembre 2001, dans lequel il critique le fondamentalisme religieux. La particularité de Sam Harris est d’avoir été introduit à la méditation lors d’un long séjour en Inde dans sa jeunesse, ce qui a influencé sa pensée athée en la teintant d’une tolérance envers la spiritualité. Daniel Dennett est un philosophe américain, spécialiste de la philosophie de l’esprit et de la biologie. Il a en particulier proposé des explications évolutionnistes à l’émergence de la morale et du fait religieux.

Comme on le voit, le mouvement des nouveaux athées agrège autant de personnalités scientifiques que non scientifiques. Néanmoins tous maintiennent la position commune de critiquer fortement les religions et de privilégier les raisonnements rationnels. Cela les rapproche donc tout naturellement des courants de libres penseurs anglo-saxons (free thinkers). Ce sont des individus qui cherchent à fonder leur pensée sur la logique et la rationalité. La vivacité de ces courants a été fluctuante au cours des deux derniers siècles, mais l’attachement des Etats-Unis à la liberté d’expression typiquement américaine (free speech), conjuguée à d’autres facteurs tels que la spécialisation analytique des départements de philosophie (induite par les nombreux intellectuels européens qui ont émigré avec leur héritage universitaire à l’approche de la seconde guerre mondiale), a maintenu vivante une tradition qui semble aujourd’hui reprendre de l’ampleur. On peut considérer ces libres penseurs rationalistes comme le versant “non-scientifique” des nouveaux athées car ils partagent avec eux le mode de pensée rationaliste, ont les mêmes ennemis, et se réclament de la science sans forcément en avoir suivi les enseignements. Ils ont tous en commun de proclamer haut et fort que leur pensée est lucide et juste car rationnelle, et exempte des passions et de l’idéologie aveugle. Ils mettent en avant leur pratique de la raison et de l’esprit critique, comme si c’était un exercice quotidien, pour ne pas rouiller et se laisser aller dans les facilités et les raccourcis intellectuels. Ils invoquent les “faits” pour appuyer et légitimer leurs pensée, et présentent la donnée numérique et l’observation chiffrée comme étant l’archétype de l’argument irréfutable. Ce qui ne se base pas sur les “faits”, sur la “réalité”, n’est que pure spéculation, pouvant mener à leurs yeux à une pensée irrationnelle. Sachant que la science et la technologie, et conséquemment la pensée rationnelle, sont synonyme de progrès dans nos sociétés modernes, les nouveaux athées sont particulièrement sujets à accompagner leur propos d’une bonne dose de condescendance et de virulence, comme s’ils étaient les seuls à détenir la vérité vraie.

Comme le libéralisme (économique et social) est issu de la tradition philosophique des lumières écossaises et françaises, et que ce mouvement représente pour les rationalistes l’avènement de la raison dans la philosophie et le politique, les rationalistes sont tout naturellement portés vers les valeurs libérales (qui sont d’autant plus suivies qu’elles sont promues par la culture américaine). Les libertariens (libertarians), qui sont partisans de limiter les interventions de l’État dans l’économie, s’identifient donc aussi comme rationalistes, et on peut retrouver chez eux des formes de raisonnement similaires à celles des nouveaux athées. Les libres penseurs rationalistes forment donc une tradition intellectuelle agrégeant des individus issus d’horizons divers, créant un continuum intellectuel entre les nouveaux athées et les libertariens. Nous parlerons de libéralisme et des libertariens, ainsi que de leurs penchants anti-féministes et racistes dans un second billet.

La critique du Post-Modernisme

La particularité des nouveaux athées est qu’ils ne s’en prennent pas qu’aux religions, mais aux croyances irrationnelles en général — comprendre : qui n’est pas fondée scientifiquement. Par exemple les discours contre la médecine conventionnelle ou pro médications alternatives, les croyances populaires, les théories du complot, et aussi, et c’est là que le bât blesse, une partie des sciences humaines. Je tiens à rappeler ici que l’on parle du contexte anglo-saxon, donc ce qu’on appelle sciences humaines en France est plutôt appelé là bas humanités (humanities), et englobe un domaine intellectuel beaucoup plus large que ce à quoi nous sommes habitués ici (sociologie, anthropologie, psychologie, etc). La culture américaine prévoit dans le cursus universitaire une formation aux dites humanités soit directement comme majeure dans certaines institutions (liberal arts colleges) ou à l’université, soit en complément d’un cursus principal.

Les nouveaux athées et les libres penseurs rationalistes, à travers la critique des humanités, visent en réalité la tradition post-moderne dont elles sont issues, qu’ils qualifient d’esbroufe ou d’imposture intellectuelle. Le post-modernisme (ou PoMo) est un mot forgé et utilisé originellement dans les années 1980 par les néo-conservateurs américains, pour désigner le corpus philosophique et littéraire influencé depuis les années 1970 par les penseurs français comme Foucault, Deleuze, Derrida,… Les écrits de ces philosophes français ont eu d’importantes répercussions aux États-Unis, à travers un processus d’importation, de traduction et d’appropriation de leurs idées4. Le fait que ces idées soient réinterprétées et réinvesties dans un contexte intellectuel et social différent de celui dans lequel elles ont été produites a eu des répercussions philosophiques et culturelles improbables et innovantes, et ce dès les années 1970–80. Le mot “post-modernisme” est l’acception péjorative désignant ce mouvement intellectuel, mais nous l’utiliserons tout de même ici par souci d’efficacité (et aussi pour marquer que nous ne sommes pas caution du mouvement dans son entièreté).

Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, inspirateurs du post-modernisme

Ce que les nouveaux athées reprochent au post-modernisme, c’est son côté très littéraire confinant parfois au verbiage abscons (le mouvement s’est d’abord développé aux États-Unis dans les départements de littérature), son subjectivisme basculant vers un relativisme moral, ainsi que sa critique anti-réaliste des sciences dures, menant vers un relativisme épistémique (les sciences dures ne devraient pas avoir la prééminence sur le reste des connaissances, scientifique ou non). Autant d’éléments que les rationalistes ont perçu comme des menaces de l’intégrité d’un certain “idéal” scientifique, ainsi qu’un boulevard ouvert à tous les fondamentalismes, qu’ils soient religieux ou pas. Ils suivent par là la critique du post-modernisme faite par les néo-conservateurs américains dans les années 1990.

Le verbiage et l’esbroufe intellectuelle forment une critique récurrente faite au post-modernisme par les milieux rationalistes, et elle est classiquement illustrée par l’éclatement de l’affaire Sokal au milieu des années 1990 et les débats subséquents qui ont eu lieu sur la construction de la science en tant que champ disciplinaire (science wars). Il est à noter que suite au bruit retentissant dont a profité la publication de son article canular dans une revue de sciences humaines post-moderne, le physicien Alan Sokal fait partie des figures respectées du nouvel athéisme en tant que premier pourfendeur des dérives du post-modernisme. Il a notamment inspiré d’autres tentatives de piéger des revues de sciences humaines, au point que ça en est devenu une méthode normale pour dénoncer le “bullshit intellectuel”. Le monde scientifique semble cependant avoir absorbé la critique car on n’observe pas ou peu de débats portant sur la construction et la légitimité du savoir scientifique (dur ou “mou”). Les nouveaux athées pourront y voir l’endormissement de l’université face au danger rampant du post-modernisme, tandis que les sociologues pourront l’analyser comme un retour au fonctionnement normal du champ scientifique.

La scientificité des sciences humaines et des articles issus des théories post-modernes est largement critiquée par les nouveaux athées : ils soulignent que certaines hypothèses en science humaines ne sont pas confirmées par les faits (notamment biologiques), et que cela est rédhibitoire à leurs yeux. Ils sont exaspérés par le contenu de certaines théories post-modernes qu’ils trouvent trop gangrénées par l’idéologie pour prétendre à être scientifique. Pourtant, ils n’accompagnent pas leur critique d’efforts constructifs pour débattre scientifiquement des sujets qu’ils ont en grippe. Pour décrédibiliser la recherche théorique en sciences humaines d’inspiration post-moderne, ils pointent du doigt des abstracts d’articles de sciences humaines qu’ils trouvent les plus loufoques, sans forcément y adjoindre une lecture plus approfondie ou une réflexion sur les théories post-modernes5. Plus généralement les nouveaux athées auront tendance à accuser les théories post-modernes, sans chercher à comprendre ce qui les structure et la motivation des théoriciens qui les formulent. Entre outre, ils semblent vouloir faire un amalgame grossier entre recherches théoriques qu’on pourrait qualifier de radicales, et l’ensemble de la recherche en humanités. Ne pas concevoir que dans le champ scientifique puisse cohabiter de la recherche normale et de la recherche déviante dénote d’un aveuglement sociologique, ou d’une volonté politique d’affaiblir la recherche en sciences humaines, qui aurait pris trop de liberté — comme un “rappel à l’ordre” de la part des sciences dures, dont les nouveaux athées se proclament les défenseurs.

La critique des sciences humaines, et plus largement des humanités, par les nouveaux athées vient principalement du fait qu’ils ont pris comme horizon de référence un idéal-type de rationalité, dont le paradigme est la méthode scientifique. Ils la brandissent en général comme un argument d’autorité, mais ils ne disent pas précisément en quoi cela consiste, ni ne font d’étude ou de recherche sur la méthode scientifique en soi (en général les sociologues des sciences et leur vision relativiste sont justement honnis par les nouveaux athées). C’est pourquoi dès qu’il est question d’épistémologie et de philosophie des sciences, certains philosophes réalistes sont invoqués pour leur servir de caution intellectuelle (en France ce sera Jacques Bouveresse et Pascal Engel). Les nouveaux athées auront donc tendance à privilégier les sciences dures et leurs dérivées, que sont la biologie, la neurologie, la physiologie, etc. Aussi, les nouveaux athées de formation scientifique ont en général peu de connaissances en sciences humaines, qui sont d’autre part scientifiquement dévalorisées tout le long de leur formation scientifique. Ils sont donc moins enclins à en connaitre les méthodes et les résultats, ce qui les empêche mécaniquement d’y adhérer.

En outre, par opposition aux dérives religieuses créationnistes, les nouveaux athées vont naturellement montrer un attachement important à la théorie de l’évolution de Darwin. Tout cela fait qu’ils privilégieront les énoncés de la psychologie évolutionniste aux énoncés de la sociologie, sans pour autant dans la plupart des cas avoir plus de connaissance dans un champ que dans l’autre. Nous voyons donc que les nouveaux athées sont face à un type de choix purement psychologique et moral en vertu duquel ils choisissent la discipline (psychologie évolutionniste) qui sert le mieux leurs intérêts psychologiques et politiques, tout en relativisant la véracité de l’autre (sociologie). Les nouveaux athées reprochent en particulier aux sociologues ou aux théoriciens post-modernes de supposer que les individus naissent vierges de tout influence pré-natale, qu’elle soit biologique ou psychologique. Toutes les différences de comportement observées actuellement seraient alors induites par la socialisation différenciée des individus (en fonction de leur genre par exemple). De ce fait, si les différences ne sont pas naturelles, cela offrirait une caution scientifique à la volonté politique et morale de les réduire. En supposant que l’on nait avec une ardoise blanche (blank slate), les sociologues et les théoriciens post-modernes nieraient les preuves d’existence de différences femmes-hommes, et transformeraient les sciences humaines en un champ pseudo-scientifique hanté par une idéologie politique aux visées égalitaristes. Ce type de discours foisonnerait dans les études de genre (gender studies), qui forment un corpus de recherches sur les interactions entre genre et société, transversales aux disciplines traditionnelles que sont la sociologie, l’histoire, la géographie… En d’autres termes, les rationalistes reprochent aux théoriciens post-modernes, et notamment aux études de genre, de détourner la science de ses buts premiers (sans pour autant décrire quels sont-ils), en la transformant en un outil militant ayant pour but de mener à bien un agenda politique.

Les nouveaux athées ont unilatéralement calibré les canons de la pensée rationnelle sur les sciences dures, sans s’interroger vraiment sur la forme de pensée en sciences humaines. Ils se disent rationalistes, à partir d’une notion qu’ils ont eux même définie. Ils disent faire montre d’esprit critique, comme si les sciences humaines en étaient dépourvues. À leurs yeux, les raisonnement sociologiques ou issus de la recherche en sciences-humaines ne suivent pas les canons de la pensée rationnelle, et le non-usage de leur idéal-type de raisonnement rationnel dans la recherche scientifique est synonyme de démarche idéologique. Les post-modernes apparaissent donc à leurs yeux comme autant de fanatiques, qui ont troqué la religion basée sur une entité divine pour une croyance envers des idées non rationnelles et des idéaux sociétaux anti-naturels. C’est précisément pour cette raison que les nouveaux athées disent s’opposer au post-modernisme et à ses dérivés dont fait partie le militantisme intersectionnel. Nous allons voir qu’en réalité, on peut analyser leur opposition comme une lutte contre une perte de leur légitimité scientifique et de leur privilèges, ainsi que par la sociologie des membres de ce mouvement.

Nouvel athéisme et anti-féminisme

Les philosophes français tels que Foucault, Deleuze, Derrida,… ont été originellement importés par les universitaires américains issus des départements de littérature, offrant ainsi une nouvelle manière d’analyser les textes en soulignant l’importance de toujours resituer la position du locuteur vis à vis de son texte. Les spécificités du contexte américain — marchandisation de l’éducation universitaire dans les années 1970 et de poussée libérale-conservatrice dans les années 1980 — ont contribué à transformer le corpus philosophique français en produit éducatif autonome, pratique et facile d’utilisation. Le post-modernisme a rapidement débordé de l’analyse textuelle à laquelle il était auparavant confiné pour étendre son champ d’applicabilité à tout objet culturel (d’où son importance théorique dans les humanités). Dans le même temps, il a aussi débordé dans le champ militant des minorités de sexe, genre et race car les outils intellectuels proposés par les auteurs français, après avoir été relus et repensés par les américains, proposaient une manière innovante d’analyser les rapports de domination. Nous pouvons par exemple retenir l’idée que les dominé·e·s sont plus légitimes à parler de leur situations que les dominants, que le système de domination forme un “complexe” bien plus grand et diffus que les simples discriminations interpersonnelles, et bien sûr l’idée de l’intersectionnalité : que l’on subit différemment une domination lorsqu’on est à l’intersection de plusieurs oppressions. Nous allons voir dans cette partie comme les nouveaux athées (et les rationalistes en général) dénigrent ces avancées conceptuelles par principe, parce qu’elles sont issues d’une pensée post-moderne. Ce faisant, ils se rangent mécaniquement dans la catégorie des opposants au militantisme féministe, LGBTQI+ et anti-raciste. Nous verrons qu’au delà du contenu de leur réflexion, c’est leur manière même de penser et leur profil sociologique qui font qu’ils ne peuvent pas comprendre le militantisme post-moderne, s’ils ne changent pas de paradigme intellectuel.

L’une des nouveautés majeures du post-modernisme, est d’arrêter de croire qu’il existe des énoncés objectifs, et de ramener tous les énoncés à la position de leur locuteur·ice dans l’espace social et historique au moment d’énonciation. Cela a eu d’importantes répercussions dans les milieux militants (blancs), puisque d’une part ça a permis de relativiser le discours mainstream prétendument neutre comme étant en réalité produit par les dominants, et en contrepartie ça a légitimé le “point de vue du dominé” sur le rapport de domination6. Dès lors, venant d’un dominant, il devient illégitime de remettre en doute la parole d’une personne vivant une situation de domination, que le dominant n’a jamais vécu. Cette idée représente une aporie aux yeux des rationalistes car la pertinence d’un argument devrait être absolue et reposer sur la raison, théoriquement atteignable par tou·te·s, et certainement pas dépendre de la personne qui le formule. D’autre part, ils ne considèrent valide un énoncé que lorsqu’il est confirmé par des faits mesurables, et donc un témoignage individuel est forcément subjectif donc certainement pas porteur de réalité objective. Pourtant aujourd’hui cette position n’est plus tenable car l’émergence d’internet a permis à des milliers de subjectivités de communiquer entre elles, et de prendre conscience des similitudes de leur vécu. La subjectivité devient intersubjective lorsque des milliers de témoignages convergent sur la description d’un fait social. Internet a ainsi permis de montrer que les vécus individuels des personnes dominées forment une mosaïque qui dés-individualise les situations de domination, et qui dessine le système d’oppression.

Au delà du problème épistémique que leur pose la question de la subjectivité comme moyen de connaissance, les nouveaux athées ont du mal à accepter que les expériences et le vécu des personnes dominées ne soit pas appréhendables par les dominants, voire même partageable avec des mots qu’ils peuvent comprendre. À leurs yeux, cela remet en question le principe de communicabilité de la connaissance, qui est nécessaire à la construction du savoir scientifique. C’est donc philosophiquement très difficile pour eux d’envisager cette remise en cause. Les nouveaux athées ont du mal à concevoir qu’une part du rapport au monde, du vécu, et donc des connaissances, dépende de la position sociale de l’observateur, car cela voudrait dire qu’une partie du monde connaissable pourrait rester toujours hors de leur portée. Ce phénomène a priori scandaleux aux yeux de scientifiques durs est pourtant déjà bien connu en sciences humaines, où l’on sait que la réalité, telle que perçue par un individu, dépend de son vécu7.

D’autre part, les nouveaux athées, de par leur filiation Darwinienne, privilégieront les explications évolutionnistes aux explications sociales. Ainsi, face à un fait social, ils opposeront aux théories sociologiques constructivistes les justifications données par la psychologie évolutionniste, et admireront logiquement certains spécialistes comme Steven Pinker par exemple. Ils sont très friands des avancées dans ce domaine, sans se demander plus avant s’il admet une vérifiabilité et une falsifiabilité plus importantes que la sociologie. Ils privilégieront donc les explications évolutionnistes, tout en prétendant se préserver de porter un jugement. Pourtant c’est porter un jugement moral que de critiquer les militant·e·s sur leur caution scientifique. C’est orienter le débat sociétal sur les questions de sciences, alors que les mouvements féministes, anti-racistes et LGBTQI+ sont des mouvements politiques avant tout. Cela revient à ne donner l’autorisation de débattre qu’aux individus et mouvements qui pensent “bien”, i.e. rationnellement, en respectant la science. C’est un privilège de dominant de pouvoir classifier la légitimité des revendications en fonction de la bonne tenue du discours qui les porte. On sent poindre ici le fait que le nouvel athéisme est un courant politique qui se drape d’oripeaux consensuels pour légitimer ses revendications conservatrices.

La critique “rationaliste” des mouvements féministes n’est pas nouvelle.

Une autre critique d’un héritage post-moderne par les nouveaux athées est la notion d’intersectionnalité, c’est à dire le fait que certaines catégories de personnes subissent des oppressions différentes selon qu’elles sont au croisement de plusieurs systèmes de domination. Les nouveaux athées et penseurs rationalistes prétendent que cela est la voie d’entrée aux extrémismes, car cela revient par exemple à défendre la liberté du port du voile par les femmes musulmanes. C’est l’un des sujets précis à partir duquel l’islamophobie de ce courant intellectuel se révèle au grand jour8. Il faut voir en effet que le renouveau athéiste a été provoqué en partie par les attentats du 11-septembre. Et même si les nouveaux athées prétendent taper sur toutes les religions autant qu’il est nécessaire, il semblent prendre l’Islam comme sujet de choix de leurs attaques virulentes, au point que l’on se demande si l’athéisme n’est pas une couverture politiquement correcte de l’islamophobie des rationalistes.

Ce qui est très intéressant avec le concept d’intersectionnalité, c’est que les nouveaux athées pourront très bien en connaître le sens et s’en emparer conceptuellement, tout en niant son existence, alors que des centaines de témoignages existent à ce sujet. Ils se moquent des militant·e·s intersectionnel·le·s qui se définissent par leurs oppressions pour justifier de leur légitimité lorsqu’elles/ils prennent la parole. En effet, pour les nouveaux athées, un bon argument est un argument rationnel, et il ne peut certainement pas dépendre de la personne qui le prononce. Il est donc stupide à leurs yeux de décider de la validité d’un discours en fonction du locuteur qui le prononce. On en revient à la critique faite plus haut sur leur méconnaissance du fonctionnement du champ social et de la sociologie. L’autre versant de la pièce rationaliste, c’est que si la position du locuteur dans l’espace social ne doit pas conditionner la légitimité de son discours, alors tout locuteur est autorisé à donner son avis sur n’importe quel sujet. C’est encore une fois un exemple de l’étalement de leur privilège de dominant de se sentir légitime à pouvoir donner son avis (rationnel) sur tout.

Un autre point sur lequel les nouveaux athées divergent de la position militante, c’est la notion d’oppression systémique. Rappelons qu’une oppression, ce n’est pas seulement un regard méfiant, une blague lourde, un traitement différencié de la police, c’est tout cette chaîne de comportements mis bout à bout, qui prend sens de manière globale comme faisant partie d’une structure sociale de domination. Les gens se permettent de faire des blagues sexistes, racistes, homophobes, etc parce que la société dans son ensemble est laxiste à ce sujet ; c’est donc le système social entier qui concourt à l’oppression. La domination n’est pas forcément formulée comme une volonté explicite, et elle s’exprime plutôt par un aveuglement auto-persuasif des dominants sur leur innocuité dans l’espace social. Les nouveaux athées sont particulièrement opposés à cette vision systémique des choses car ils ne peuvent pas concevoir que les individus dominants d’une société puissent être oppressifs sans le savoir ni le vouloir. En effet, en tant que rationalistes, il pensent que la rationalité seule permet d’avoir le recul suffisant sur soi pour juguler ses comportements oppressifs. Ils ne se considèrent donc pas comme oppressifs. Ils récusent aussi le point de vue systémique car ils le trouvent profondément marxiste, voire complotiste. On retrouve ici le positionnement économique typique des penseurs rationalistes, qui penchent du côté du libéralisme comme seule manière rationnelle (et naturelle) de mener l’économie. Leur opposition à la conception systémique des oppressions est donc un translaté de leur opposition au marxisme.

L’athéisme militant est-il dogmatique ?

En résumé, les nouveaux athées et plus largement les rationalistes sont très critiques de la “gauche progressive” : à leurs yeux cette “gauche régressive”, qui nourrirait des obsessions post-modernes et qui ne juge que par des théories d’inspiration marxiste. Un certain nombre d’entre eux9 expliquent comment ils étaient à gauche avant que certains courants “radicaux” ne décident de défendre des positions politiques qui à leurs yeux s’apparentent plus à des croyances, d’autant plus que ces courants refusent de voir l’Islam comme un problème politique. C’est précisément en étudiant les points d’intérêt des nouveaux athées et des penseurs rationalistes qu’on peut exhiber leur agenda politique implicite. Derrière une volonté apparemment saine de promouvoir une mentalité scientifique, les nouveaux athées défendent en fait un corpus d’idées politiques conservatrices.

Cela s’appuie pour partie sur leur refus ou leur impossibilité de concevoir la pensée sociologique comme rationnelle, falsifiable et mainte fois confirmée. Refus par principe, parce que les sciences humaines ne sont prétendument pas aussi rigoureuses que les sciences dures. Impossibilité, car cognitivement, un scientifique dur privilégiera certainement des raisonnement logiques à des raisonnement heuristiques. Le scientifique dur aura du mal à envisager le raisonnement sociologique, le bain social holistique, le fait que beaucoup de nos gestes, de nos remarques et de nos réflexions sont issus de notre socialisation. C’est comme si cognitivement, la forme de pensée des nouveaux athées était, de par son fonctionnement même, incapable de s’emparer de la pensée sociologique. Cela se voit parfois lorsqu’ils manifestent leur opinion dans un débat, en se ramenant aux définitions des mots comme garantes de vérité, en invoquant les “faits”, ou encore en relevant les incohérences dans les discours de leurs adversaires ; en quelque sorte ils privilégient la structure logique du discours et son assise factuelle, plutôt que son contenu heuristique et le sens qu’il porte. Les modalités du raisonnement rationaliste sont un décalque des valeurs prônées par ce mouvement. En accord avec celles ci, ils croient que la pensée est un objet pouvant atteindre une perfection rationnelle, indépendamment du corps et du vécu qui la portent. Ils pensent que leur mode de pensée est le meilleur (car prétendument justifié par la Science, avec un grand S), et que ce mode de pensée est un idéal-type pouvant être atteint par tout le monde, indépendamment de son vécu et de sa formation intellectuelle. Au final, les nouveaux athées ont aussi dans leur liturgie une version de l’ardoise vierge de toute influence, aussi absurdement critiquable que le blank slate des post-modernes qu’ils conspuent tant.

Nous ne pouvons trancher complètement sur les motivations philosophiques des nouveaux athées. Ils prétendent être sincères dans leur démarche, mais leur acharnement et leur condescendance montrent qu’ils jouent aussi un jeu politique. Ce n’est pas juste critiquer les croyances, la foi sous toutes ses formes (religieuses ou post-modernes), car il semble que toute cette énergie dépensée sous-tend un projet politique. Les nouveaux athées utilisent la caution scientifique pour légitimer les causes qu’ils défendent : liberté d’expression, méfiance envers les musulmans, libéralisme économique, conservatisme sociétal… Ils moquent les militant·e·s intersectionnel·le·s en les accusant de détourner la science lorsque cela les arrange, et de nier les résultats scientifiques qui ne vont pas dans leur sens, sans voir qu’eux mêmes font exactement la même chose. La prétention intellectuelle des nouveaux athées est parfois sans limite : on pourra noter l’affront perpétuel avec lequel s’affiche Richard Dawkins sur Twitter (entre autre), ou encore l’arrogance sans limite du psychologue évolutionniste Gad Saad, qui produit des podcasts hebdomadaires sobrement intitulés The Saad’s truth, et uniquement destinés à vilipender le militantisme intersectionnel. Cette arrogance intellectuelle, cette certitude d’avoir raison (car la science serait de leur côté), est typique des nouveaux athées (et de certaines professions scientifiques en général). C’est d’autant plus arrogant, qu’ils ne prennent pas la peine de lire dans le détail les articles qu’ils conspuent ou juste de se former en sociologie. C’est une démarche très dogmatique, très loin de la déontologie scientifique. C’est là une autre spécificité des nouveaux athées : dans leur processus argumentatif, ils privilégieront citer des journalistes, des essais, des podcasts, que tout autre ouvrage ou article universitaire. Et cela quitte à tomber dans la mauvaise foi intellectuelle en citant le documentaire de tel comédien qui ira dans leur sens10, plutôt que de citer toute la littérature qui les contredit. L’argumentation n’a donc clairement pas lieu sur le plan scientifique, mais principalement politique.

Au final, on observe que les nouveaux athées ont d’autres raisons d’intervenir dans le débat public que la simple vocation à défendre le bon respect du raisonnement scientifique (dur). Nous pouvons avancer qu’une partie de la philosophie des nouveaux athées est en fait non pas due à un choix pur et pleinement conscient d’une cause à défendre, mais peut être en partie due à la sociologie de ses membres. C’est à dire que, sans le savoir exactement, les nouveaux athées peuvent être amenés à se rejoindre sur cette philosophie parce qu’ils partagent des caractéristiques sociologiques communes. Des recherches ont déjà été menées sur le sujet, et ont montré que les nouveaux athées sont en majorité des hommes blancs issus des classes supérieures11. Il y a bien sûr des exceptions (souvent des femmes et des personnes racisées, comme Ayaan Hirsi Ali, malheureusement souvent prises comme caution morale des positions du mouvement sur l’islam ou l’anti-racisme). C’est un profil sociologique très proche des libertariens, un peu plus aisé certainement (l’éducation plus élevée pouvant expliquer l’affinité avec les sciences).

Comme dans toute sous-communauté, il y a des codes, des mythes, des rites, des références communes, et l’attachement aux convictions qui en découle. Par exemple, les nouveaux athées se proclament héritiers des Lumières, et dressent une filiation entre le post-modernisme et le romantisme au XIXème siècle12 : dans les deux cas, ces mouvement sont analysés comme des idéologies anti-rationnelles, qui peuvent mener aux plus grands totalitarismes. D’autre part, leurs références sont toujours les mêmes : les écrits des quatre cavaliers de l’athéisme par exemple (Dawkins, Hitchens, Harris, Dennett), certains magazines en ligne comme Quillette ou Areo et d’autres influenceur.se.s d’idées comme Helen Pluckrose ou Christina Hoff Sommers, ou bien encore les livres fondateurs qui dénoncent les dérives du post-modernisme (Gross-Levitt, parmi d’autres13). En tant que fondateurs officieux du nouvel athéisme, les quatre cavaliers sont adulés et érigés comme figures d’autorité par la communauté. La simple mention de ce surnom (même ironique) décrit bien la manière dont les nouveaux athées se considèrent eux mêmes : ils se voient comme les ultimes défenseurs de la rationalité scientifique contre l’obscurantisme de la croyance irrationnelle et de l’idéologie romantique. Avec ses figures messianiques (Sokal et les quatres cavaliers de l’apocalypse), ses archanges (Hoff Sommers, Saad), ses évangiles (Gross-Levitt, Sokal-Bricmont), le nouvel athéisme ressemble à s’y méprendre à une nouvelle offre religieuse dont les croyants se représentent comme des croisés luttant contre l’avancée des totalitaristes de la pensée.

Et surtout, comme dans toute sous-communauté masculine et blanche, le sexisme et le racisme sont prégnants, malgré toutes les dénégations des nouveaux athées. Le fait que la communauté rationaliste existe principalement sur internet explique qu’on retrouve les mêmes phénomènes d’exclusion que l’ont pouvait déjà observer dans d’autres communautés masculines en ligne (voir par exemple les troubles du Gamersgate). Et en effet, plusieurs prises de paroles publiques de grandes figures du nouvel athéisme sont clairement racistes, islamophobes ou sexistes14. Tout ceci étant dit, comment ne pas voir le mouvement du nouvel athéisme comme un fondamentalisme séculaire socialement conservateur issu d’une minorité dominante en perte de privilèges, et qui se drape de la légitimité scientifique consensuelle pour rendre leur argumentation réactionnaire acceptable. Dans le détail, les valeurs portées par le mouvement rationalistes sont très proches de celles de la droite chrétienne américaine (anti-Islam, anti-genre, libéralisme économique), mais elles sont défendues de manière totalement novatrice et beaucoup plus sérieuse, puisque s’appuyant au maximum sur la science.

À leur décharge, les nouveaux athées ont cependant le mérite de raviver le débat sur un lien délicat, bien qu’éternel, entre sciences et politique. En effet ils dirigent leur offensive politique contre le militantisme intersectionnel en avançant des arguments scientifiques pour décrédibiliser leurs revendications. En dénonçant les dérives militantes des sciences humaines américaines, et en pratiquant eux même, dans l’autre extrême, un athéisme militant basé sur les sciences dures, ils ont le mérite de rappeler combien il est malvenu d’invoquer la science pour justifier d’un agenda politique et moral. Sans nier les apports théoriques importants que la science peut apporter au militantisme et inversement, il semble néanmoins nécessaire de maintenir une distinction entre ce qui relève des choix politiques et de la morale, et ce qui relève de la connaissance scientifique. En effet, le militantisme féministe permet de déconstruire les catégories de pensée, et donc d’offrir l’opportunité à certaines disciplines scientifiques de s’offrir une cure de rajeunissement théorique, ainsi que d’atteindre une plus grande objectivité en se détachant des préconceptions inconscientes qui structurent la pensée. Mais les scientifiques ne devraient pas tomber dans l’excès inverse, le dogmatisme, et la négation radicale de résultats scientifiques n’allant pas dans leur sens. D’autre part, le militantisme doit beaucoup aux avancées en sciences humaines (notamment depuis les années 1970), car cela lui permet d’opposer des arguments de poids contre le déterminisme essentialiste et le paralogisme naturaliste (faute logique qui consiste à confondre un jugement de fait et un jugement normatif). La sociologie, et les études de genre notamment15, ont permis de relativiser la croyance naturalisante que les différences femmes-hommes sont innées, en allant jusqu’à resituer même les termes du débat16. Elles représentent un atout politique et intellectuel certain pour celles et ceux qui souhaitent se déconstruire et réfléchir à ces questions.

Cependant, conditionner publiquement le contenu d’un militantisme politique à l’existence d’un corpus de justifications scientifiques nous obligerait, face à un résultat scientifique contradictoire avec ce corpus, soit à nier publiquement ce résultat, soit à admettre que notre objectif politique n’est pas légitime. Dans les deux cas, nous sommes face à une situation délicate, à choisir entre renier la déontologie scientifique, ou renier notre engagement politique. En n’appuyant pas notre discours éthique sur des justifications scientifiques, cela éviterait d’une part de contaminer le débat scientifique par les débats politiques, et cela permettrait d’autre part de renforcer le militantisme intersectionnel en le plaçant dans le domaine de la morale, et donc de le dissocier du spectaculaire journalistique toujours prompt à justifier scientifiquement des différences entre les genres, ainsi que de le prémunir des attaques rationalistes à propos de son assise scientifique. C’est une chose d’utiliser la sociologie pour démystifier le monde social, au même titre que les sciences physiques démystifient le monde physique, mais c’est autre chose que de justifier une philosophie morale à partir des résultats sociologiques. Sans nier l’apport pédagogique extrêmement nécessaire et important que représente la sociologie dans le processus de déconstruction, c’est un choix politique délicat que de se référer à elle — et plus systématiquement, à la science — comme source de légitimité de revendications sociétales. En effet cela déplace l’articulation entre science et engagement politique au niveau du domaine de la justification de l’une envers l’autre, au lieu de les considérer comme deux entités séparées. Justifier la nécessité du militantisme par la science plutôt que par la morale peut le fragiliser plus que le renforcer, puisque sa légitimité politique est alors tributaire des nouvelles avancées scientifiques.

Une position peut être plus modérée est d’admettre que l’individu accueille et analyse la recherche scientifique au prisme de ses convictions morales et de son militantisme. Ce trait est partagé tant par les militant·e·s intersectionnel·le·s que par les nouveaux athées, dont l’athéisme militant n’est pas en reste à ce sujet. De ce fait, la critique rationaliste du militantisme féministe se révèle être en réalité une tentative de déplacer le débat politique et moral sur le plan scientifique pour mieux décrédibiliser ce mouvement. Pour se prémunir de cette force conservatrice, il est donc vital que nous fassions au sein du mouvement la distinction entre ce qui relève du scientifique et ce qui relève du politique, et que nous nous interrogions sur la manière et les raisons qu’ont certains savoirs scientifiques de diffuser dans la sphère militante. Avec ces outils intellectuels, nous aurons les moyens d’empêcher que le débat public se fasse confisquer et se déroule selon les termes posés par les rationalistes.

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Article reproduit du site kumokun.fr avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Notes :

  1. La citation est de Jonah Goldberg, éditeur à National Review, dans un article de Commentary Magazine sur la liberté d’expression.
  2. Voir le précédent article traitant de Peggy Sastre.
  3. The Evolution of Atheism, Stephen le Drew, Oxford University Press (2015).
  4. French Theory, François Cusset, Éditions La Découverte (2003).
  5. C’est un compte Twitter intitulé Real Peer Review qui publie les abstracts d’articles de sciences humaines. Récemment, une polémique a éclaté après qu’un article parlant de “glaciologie féministe” a été publié. Sur la base de son abstract, le sujet a été moqué par les nouveaux athées, alors que si on s’y intéresse les motivations des chercheur.e.s semblent fondées.
  6. On peut se référer à la standpoint theory féministe, ou à l’ouvrage fondateur : Les Subalternes peuvent-elles parler, Gayatri Spivak, Éditions Amsterdam (2009).
  7. La Construction Sociale de la Réalité, Peter Berger et Thomas Luckmann, Armand Colin (2012).
  8. Voir par exemple ce tweet de Richard Dawkins.
  9. Comme Samuel Hitchens, ou Dave Rubin de l’émission “Rubin Report” (proche des milieux rationalistes), dans cette vidéo.
  10. Le documentaire Hjernevask du norvégien Harald Eia est parfois cité par les nouveaux athées à l’appui de la thèse que les gender studies forment une idéologie. Ce documentaire à charge était déjà cité en 2013 par les partisans de la Manif pour Tous, dans leur croisade contre la “théorie du genre”.
  11. “Who Are the ‘New Atheists’?.” pp. 195–211 in Atheist Identities: Spaces and Social Contexts, Ryan Cragun, edité par Lori Beamon and Steven Tomlins, Springer (2014).
  12. Explaining Post-modernism, Stephen Hicks, Ockham’s Razor Publishing (2010).
  13. On pourra citer d’abord Higher Superstition, Paul Gross et Norman Levitt, Johns Hopkins University Press (1997), puis l’ouvrage qui a fait déclencher des débats ici même en France : Impostures Intellectuelles, Alan Sokal et Jean Bricmont, Odile Jacob (1997), et enfin un ouvrage critique de sociologie des sciences : A House Built on Sand, Noretta Koertge, Oxford University Press (1998).
  14. Voir par exemple cet article sur le sexisme et le racisme dans le mouvement athéiste.
  15. Introduction aux études sur le genre, Laure Bereni et al., De Boeck (2012).
  16. La fabrique du sexe, Thomas Laqueur, Folio (2013).
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